Légende de la Pierre-Chantante
Contée par la plus vieille des naines de chaque famille d’Erebor lors des veillées d’hiver.
Il y a bien longtemps, si longtemps que la grand-mère de ma grand-mère a entendu cette histoire de sa propre grand-mère, pour laquelle c’était déjà une vieille histoire, il y a très longtemps, donc, le royaume sous la Montagne n’était qu’un commencement de ville. Quelques grottes spacieuses commençaient à éclore un peu partout mais ce n’était pas le magnifique entrelacs de couloirs, de grottes immenses et de prodigieux escaliers que l’on connaît à présent. La beauté des constructions naines n’était pas connue, et personne ne devinait encore l’étendue des richesses disséminées en filons dans les profondeurs. Les nains vivaient en Erebor, au rythme immémorial des piolets et des masses façonnant la pierre, au souffle des forges qui étaient alors bien plus petites qu’aujourd’hui.
Le nain dont je vais vous conter l’histoire se nommait Keled. On le surnommait Sigin Keled, Keled le Long, ironiquement car il était très petit, même pour un nain. Il habitait l’une des galeries d’Erebor, où il était né. Ses parents lui avaient donné ce nom de Keled, qui rappelle le nom que le peuple naugrim donne au verre, « kheled », parce qu’à la naissance il était si frêle que tous pensaient qu’il mourrait rapidement. Malgré ce pronostic peu optimiste, Keled avait survécu et travaillait comme son père et ses frères à dégager de la roche les métaux précieux. D’un tempérament solitaire, accru par quelques moqueries durant son enfance, il travaillait le plus souvent seul dans une galerie, que ses proches nommaient d’ailleurs « galerie longue » derrière son dos, qui devait permettre de relier le quartier familial à l’une des plus grandes salles d’Erebor. En creusant, il trouvait de temps en temps un filon et s’arrêtait alors d’avancer pour vérifier son étendue. Ce n’étaient le plus souvent que des filons vite épuisés, mais il avait déjà par deux fois découvert des filons d’or assez importants, qui avaient donné lieu à une invasion momentanée de « sa » galerie par d’autres nains venus l’aider. Lorsqu’un filon est trop étendu pour qu’un simple élargissement de la galerie suffise à l’épuiser, on creuse une grotte pour le dégager entièrement. Cette grotte sert ensuite d’atelier, de coin tranquille ou d’espace réservé à une boutique, suivant son emplacement. Les deux grottes crées par les filons aurifères qu’il avait découverts étaient destinées à devenir des étalages de marchandises, mais la galerie n’étant pas achevée, elles étaient pour le moment les lieux de repos privilégiés de Keled.
Un jour qu’il revenait du repas familial, il fit sa pause habituelle dans la seconde grotte, la plus éloignée du boucan des forges. Installé sur un matelas de feuilles et de capes empilées, il s’apprêtait à faire une petite sieste quand un son étrange le tira de sa somnolence. On eût dit un petit animal grattant un morceau de métal. Intrigué, il se redressa et parcourut du regard la petite grotte et les deux parties visibles du couloir sans rien voir. Il s’assit puis se leva, décidé à découvrir la source du petit grattement irritant qui l’empêchait de fermer l’œil. Dans la galerie, il regarda d’abord dans la direction vers laquelle il creusait, rien d’autre que sa pioche et son sac de gemmes. En se retournant, vers la grotte principale, il perçut des gloussements étouffés en même temps qu’il découvrait son jeune frère, hilare, tenant deux morceaux de fer qu’il frottait l’un contre l’autre. Bien que le garnement paraisse trouver cette blague fort amusante, ce ne fut pas l’avis de Keled qui préféra foudroyer du regard l’inopportun et l’attraper par l’oreille dans le but évident de le ramener à sa mère pour qu’il reçoive la correction méritée pour avoir dérangé le sommeil de son frère : au lit avec une pierre en guise d’oreiller. Soudain refroidi, le jeune plaisantin supplia son aîné de ne pas le dénoncer, en échange de quoi il lui révèlerait un secret. Intrigué (et mort de rire en son for intérieur), Keled décida d’oublier sa sieste et découvrir ce secret d’enfant. Il y aurait peut-être une bonne histoire à raconter le soir à la famille entière…
Son frère le traîna, l’excitation grandissante, à travers diverses galeries. Ils arrivèrent enfin devant un petit tunnel, creusé par les enfants pour s’exercer, qui partait en travers d’une vieille galerie à l’écart. Le petit fonça tête baissée dans le tunnel. Malgré sa supériorité en âge, Keled était plus petit que lui et n’eût donc aucun mal à le suivre. Le tunnel s’étirait sur une dizaine de mètres, bien plus long que lorsque lui-même venait y jouer. Arrivé au bout, alors qu’il se demandait si son frère ne s’était pas moqué de lui, celui-ci lui fit signe de se taire et d’écouter. Il remarqua alors qu’au contraire du silence de sa galerie, seulement troublé par ses coups de pioche, le tunnel des petits naugrims résonnait d’un son étrange. On aurait dit qu’à quelques mètres derrière la pierre, une naine chantonnait doucement.
« La pierre chante » chuchota le petit nain à Keled.
Captivé, celui-ci colla l’oreille contre la paroi, cherchant à déterminer d’où venait le son. Il était plus intense à droite du tunnel. Avec précaution, Keled gratta un peu la roche, puis prit quelques outils dans son sac. Doucement, avec tout le savoir-faire acquis au cours des ans, il rogna la pierre comme s’il dégageait un filon de mithrill. Peu à peu, sous les yeux émerveillés de son petit frère, plein d’admiration, il mit à découvert une pierre d’un vert très foncé, tirant sur le noir. Le son emplissait à présent le tunnel et Keled pensa qu’il devait résonner dans toute la galerie. Il provenait bel et bien de cette pierre qui ressemblait à une émeraude, ou du moins de derrière celle-ci. Avec une méticulosité infinie, il brossa le contour de la pierre et commença à la dégager. Attiré par le bruit, un autre petit nain débarqua dans le tunnel, suivi de plusieurs autres. Enervés de ne pas pouvoir observer à leur aise, ils creusèrent peu à peu une sorte de petite grotte autour de Keled. Celui-ci absorbé par sa tâche, n’y prêta pas attention. Il travailla tout l’après-midi et jusqu’au petit jour. Les adultes, avertis, voulurent venir voir eux aussi le travail minutieux réalisé par le petit nain, mais le tunnel était trop étroit pour eux. Ils décidèrent donc de l’élargir, faisant sortir les petits. Toujours concentré sur son ouvrage, Keled ne leur accorda que des réponses brèves et refusa de sortir. Après une dizaine de coups de pioche, un cri d’avertissement retentit. Le tunnel taillé par les petits nains au fil des générations, peu ou pas étayé et creusé dans une roche plus facile à briser que les longues galeries principales, s’écroula, ensevelissant Keled et l’étonnante découverte.
Les nains passèrent la journée à déblayer les gravats, avec une grande prudence pour ne pas ébouler davantage la paroi et surtout pour éviter d’enliser davantage Sigin Keled et sa « pierre chantante ». Ils étaient très inquiets, car le naugrim ne donnait pas signe de vie, il ne répondait pas aux appels pressants de sa famille. On n’entendait même plus le son entêtant qui résonnait auparavant dans le tunnel. Après avoir travaillé du matin au soir, il fallut se rendre à l’étrange évidence : on avait déblayé plus qu’il n’était nécessaire, sans trouver aucun signe de Keled. Il avait disparu par on ne sait quel mystère, évaporé ou changé en pierre parmi les pierres. On organisa les funérailles grandioses qui sont coutumières aux nains, et dans les discours prononcés on rappela qu’après tout, il avait eu le sort le plus enviable qu’un nain puisse imaginer, à savoir mourir sous les pierres et (sans doute) être assimilé à ses chers minéraux.
Les semaines, les mois, les années passèrent, Sigin Keled et sa pierre qui chante devinrent peu à peu une histoire que l’on contait au coin du feu avant de coucher les petits naugrims. La pierre chantante resterait le plus beau mystère des entrailles de la Montagne Solitaire, révélé au plus petit des nains à qui allait la préférence des pierres. On raconte que de temps à autre, quand la Montagne est silencieuse, on entend monter du fond de la terre un doux chant, un chant à deux voix. Comme si un couple chantait son bonheur et berçait le peuple nain. Après chaque journée à travailler, caresser et façonner la roche, tous s’endorment sous la vigilance de Keled et d’Erebor.