Mission botanique

Suite des Voyages

ALCIBIADE ET ÆGNAR

Capricho árabe:

Il y a dans les volutes bleues du tabac un mystère éphémère inexplicable. Nombre vous diront que la fumée asphyxie, rend la respiration plus faible, engendre des toux grasses et gluantes. À ceux là manque une once de pensée hédoniste. Les bouffées sucrées qui embrassent votre langue sont pourtant un plaisir original et subtil. Les parfums mûris dans l'humidité de terres fraîches se révèlent alors à votre bouche, glissant des arômes que cette plante seule produit. Un palais bien éduqué sait y déceler bien des nuances, et les jardiniers ont, au fil des siècles, tressé des mélanges, mariée les variété de plantes, afin d'enfanter une familles de feuilles grasses au jus brun et piquant. En certaines contrée, on se contente de mâcher le tabac, produisant un suc acidulé que l'on recrache en glaviots halés. D'autres en font usage comme plante médicinale. Rares est son usage en cuisine bien que certains en tirent un sirop corsé. Mais le plus grand plaisir provient sans doute de sa combustion à demi étouffée, que l'on pratique à l'aide de pipes, ustensiles aux formes aussi diverses que le visages des hommes. Fumer c'est mesurer le Temps, ou du moins le laisser s'écouler comme on laisse couler une bouffée profonde. C'est combler l'attente tout en faisant de cette attente un instant savouré. C'est gâcher un peu de son temps pour mieux savourer ce même temps qui un jour nous fera défaut.
Souvent la bouffarde vient combler l'attente d'une veille. Les plus habiles savent tirer de leur bouches de longs anneaux fugaces qui se dissolvent dans l'air. Les panaches troublent les intérieurs, voilent les éclairages dans des halos brumeux, imprègnent les étoffes, brunissent l'éclat des dents. Mais l'essence de cette plante que nombre tirent avidement de leur brûle-gueule, a des vertus apaisantes. L'esprit se trouve affiné, la concentration clarifiée. Le corps entier se délasse, épousant plus clairement le confort de son assise. Certains mêlent aux mélanges d'autres plantes, aux vertus diverses et aux parfums variés : eucalyptus, écorce de saule, feuille de poirier ou de tilleul. Dans les chaudes contrée du Sud, l'ivresse est multipliée par l'usage du chanvre ou de la fleur de pavot. L'enivrement grandi conduit l'âme vers des sphères que seuls les rêves les plus colorés égalent. Un aède halluciné évoqua jadis le franchissement d'un seuil où les sens s'éveillent, non à une réalité plus profonde, mais contrastée, comme lorsque l’œil scrutant les face d'un diamant taillé en fait permuter les faces pour mieux saisir la nature minérale dans ses variations étincelantes.

Le son du luth baignait l'âme d'Alcibiade. Sous la voûte étoilée, le marin contemplait l'arc laiteux du ciel qu'il avait scruté tant de nuits. Un drame se jouait dans ces lueurs pâles et froides, un drame qu'il n'aurait su expliquer, où l'espérance surnageait par instant. Les doigts d'Ægnar se promenaient sur les cordes, piquant les cordes du bout des ongles. Dans les bouffées bleuies que l'amiral crachait de sa pipe, les notes semblaient trembler, comme si le barde eût acquis le pouvoir de moduler l'espace de son jeu. Et parfois, les astres même semblaient frissonner à l’acmé d'un thème. Pas un souffle de vent ne troublait l'air et le lit presque éteint du feu de camps fumait droit, montant au firmament.
Les deux compères adossés contre des rochers plats dominaient la Comté des hauteurs d'une gibbosité. Le creux de ses vallons s'était noyé dans écho de brouillards lactescents. Seuls subsistaient les dos ronds de collines et les franges chevelues de bois épars. La lune flirtait avec l'horizon, prenant un teint halé qu'elle rejetait sur la campagne. Un oiseau de proie fendit l'air sans interrompre l'aède dont la mélodie pure semblait garder le monde des ténèbres. Hobbitbourg se trouvait à quelques lieux devant eux, et l'on distinguait le filet violet des premières chaumières. C'était là un pays paisible qu'Alcibiade avait trop peu eut l'occasion de visiter. Toujours de passage, il aimait pourtant son peuple pacifique et insouciant. La légèreté des semi-hommes rendait les rapports plus aisés, l'humour fréquent, les conflits rares. Le marin tira un tison de l'âtre assoupi et le porta dans le fourneau de sa pipe, aspirant de larges bouffées qui mouillèrent sa tête rousse d'une  pellicule vaporeuse. Le luth d'Ægnar se tut et le silence étendit son règne majestueux et paisible. Le barde à son tour tira un brûle-gueule en écume de ses bagages et l'alluma, joignant ses nuages aux brumes de l'amiral. Dans un mutisme tacite, les deux compagnons célébrèrent le chant muet des constellations, crépitement ténu tissé d'échardes de lumières qui teinte le fond de l’œil comme une note cristalline effleure le tympan.

ALCIBIADE ET ÆGNAR

Cette matinée là il faisait grand beau et un vent à décorner les bœufs soufflait sur les vallons de la Comté. Les quelques nuages glissait sur le ciel comme des vaisseaux blancs, projetant des ombres qui courrait aux flancs des pâturages d'herbe grasse. Le négociant du Quartier Sud se nommait Filibert Sonnecor. Son échoppe débordait en partie de son  trou de hobbit, et un appentis circulaire construit au flanc de la colline allongeait sa façade de bardeaux à demi recouverte par les herbes et les mousses. Des nattes d'herbe à pipe séchait au quatre vent suspendues sous les demi-comble et un parfum sucré embaumait les lieux. Certaines avaient pris cette couleur brune et rougie indiquant qu'elles étaient aptes à la consommation. Sur le flanc de la colline voisine, des cultures en terrasse se succédaient selon la pente et déployait des touffes hautes et vertes. La teinte était cependant plus foncée, proche de celle de conifères comme il en poussait du côté du Trougrisard. Accroché au auvent de sa demeure, une enseigne de bois rouge indiquait la nature de la boutique. Alcibiade et Ægnar pénétrèrent à l'intérieur découvrant un lieux qui leur parut un monde riche et secret, ignoré du reste d'Arda, et peut être des Valars même. Sur les étagères, des pots en étain s'alignaient avec minutie. Il étaient frappé de sceau en cire et des runes naugrims semblaient distinguer les contenue. L'air paraissait épais, saturé de l'odeur des mélanges. Quelques paniers étaient chargés de feuilles sèche mais non affinées, et des corbeilles concentrait des plantes aromatiques diverses et colorées.
Le propriétaire hobbit se trouvait dans la force de l'âge et il avait les joues couvertes de favoris broussailleuses dont le gris tirait vers le bleu. Son gilet de brocart jaune était patiné, bien que sa vivacité safran ressortît selon l'inclinaison de la lumière. Ses yeux vifs clignaient régulièrement sous ses épais sourcils qu'il fronçait à chaque sourire. Son crâne était en partie dégarni et son front tanné par le soleil indiquait qu'il passait de longues heures aux travaux des champs. Il accueilli les deux visiteurs avec surprises mais néanmoins bonne humeur.

Ils discutèrent ainsi un long moment, le hobbit s'enquérant des us et coutumes méridionales en matière de fumée. Enfin vint le moment de se quitter. Alcibiade régla ses dépenses, mais le marchand tint à faire don des graines. Il fut loquace en conseils botaniques et exigea qu'Alcibiade lui écrivit pour l'informer de ses résultats. L'amiral promit de se montrer aussi prolixe que possible et demanda un dernier conseil : l'adresse d'un fabriquant de pipe. Filibert Sonnecor se fit alors un plaisir de lui indiquer une adresse, celle de son cousin, Carl Sanglebuc, habitant à deux lieux de là. Il était midi passé, et l'après midi s'annonçait aussi belle que la matinée.

ALCIBIADE et ÆGNAR

Les deux voyageurs empruntèrent un chemin sinueux serpentant entre les collines verdoyantes. Ils parvinrent au cœur du quartier sud où leur taille, ne passant pas inaperçue, attira tous les regards. Alcibiade se contenta alors de saluer poliment, tandis qu'Ægnar reposa son luth sur son épaule, le mettant ainsi à la vue de tous, et escomptant rassuré le petit peuple qui malgré son aspect sympathique souffrait d'une légère xénophobie. Puis le chemin se fit moins habité, les trous de hobbits plus espacés et la végétation plus hautes. Il longèrent ainsi une longue haie de sureau débouchant sur un étang où des saules trempaient leurs ramures paresseuses. Enfin, suivant les indication de Filibert Sonnecor, ils parvinrent à un carrefour d'où s'échappait un petit sentier grimpant dans le creux d'un vallon boisé. Le soleil frappait fort et l'abri des arbres ne leur fut pas déplaisant. Ils arrivèrent finalement devant une chaumière encastré au côté d'un roc affleurant de la colline. Un œil de bœuf ouvrait depuis la pente la plus légère et la cheminée semblait à l'abandon, une cigogne ayant niché sur son faîte. La porte de la demeure était cependant ouverte et un potager en terrasse cultivé avec soin indiquait qu'une activité quotidienne y régnait. Parvenus devant le portail du jardin,  les compagnons firent halte et hélèrent les occupants de la maison.
Un hobbit joufflu sortit presque immédiatement. En voyant les grandes gens face à lui, il sourit immédiatement, comme s'il eu deviner par avance l'objet de leur visite. Il dévoila ainsi une dentition  accidentée et noircie. Elle lui conférait cependant un aspect comique que venait compléter des fossettes saillantes et étagées. Il portait un couvre chef orné d'une plume de jais bleue dont les reflets vert d'eau excitèrent l’œil d'Ægnar. Il se présenta d'un : « Carl Sanglebuc, fabricant de bouffardes depuis sept générations, à votre service ! »
Alcibiade expliqua précisément son besoin, faisant valoir que son métier de marin et ses nombreux voyages exigeaient un ustensile solide et résistant. « Cela exclut donc les pipes en terre cuite. Restent celles en bois ou en écume de mer. Je n'en produit pas en métal… Suivez moi. ».
Ils pénétrèrent dans l'atelier qui était un fatras sans nom. Les ciseaux à bois gisaient au milieu des copeaux de bois aux couleurs variées. Le hobbit s'approcha d'un coffre qu'il ouvrit pour en tirer un gros paquet de chiffon, puis un second moins conséquent. D'un revers de manche il fit une place sur l'établi, renversant tout un tas confus de pièces à demi rabotées. Enfin il démêla les baluchons, révélant une collection de pipe de dimensions et de teintes variées. « Celles-ci sont en bruyère, les meilleurs à mon sens. Je suis d'ailleurs l'un des seuls à connaître le secret de son usage et de sa taille. C'est un bois agréable à sculpter et il me permet quelques fantaisies... ». Les pipes revêtaient des formes fort différentes, certaines taillées en motifs géométriques rappelant les ornements de culture naugrims ou elfiques, d'autres prenant la forme d'animaux sauvages. « Celles-là, c'est du buis. Moins extravaguant, mais solide. Parfait pour le voyage. Et puis celles-là sont en merisier, avec des tiges en sureau. Leur prix est inférieur car le bois vient d'ici même. ». Il désigna la direction de la haie que les voyageurs avaient précédemment longée.
« Si votre bourse est pleine il y a l'écume de mer ». Il dévoila alors le contenu du second paquet, alignant une vingtaine de bouffardes nacrées et finement ciselées. « Leur travail exige un temps fou, mais le résultat en vaut toujours la peine. ». Elles étaient taillées pour la plupart comme des visages de guerriers farouches. Mais l'une d'elle attira particulièrement l'attention d'Alcibiade : elle avait la forme d'une nef sindar. « Avez-vous jamais visité les ports du Lindon ? » interrogea Alcibiade et examinant l'objet plus attentivement. «À vrai dire non. Pour celle-ci je me suis inspiré d'un jouet confectionné par un artisan nain des Montagnes Bleues. Elle vous plaît ? ».
« Oui beaucoup. Bien qu'elle paraisse fragile. Ce n'est pas tout à fait ce que je recherchais… peut être pour l'offrir...oui c'est parfait ! ». Alcibiade, avec un grand sourire signifia qu'il la prenait. « Ajoutez-donc celle ci aussi. » dit-il en désignant une pipe en bruyère marquée du twengar hwesta, signifiant brise, souffle.
Alcibiade paya ses emplettes, enveloppa son présent dans plusieurs épaisseurs de chiffons et glissa l'ensemble dans sa besace. Il fit alors ses adieux à Carl Sanglebuc et quitta les lieux, rejoignant Ægnar qui avait passé le temps en jouant du luth à l'ombre d'un vieux chêne. Les deux compagnons se mirent alors en route, prenant le chemin de l'Ouest et des Montagnes Bleues. Alcibiade avait atteint son but. C'était désormais à l'aède de parvenir au terme de sa quête.

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