L’aube se levait à peine sur la Comté quand Sefir y posa le pied. Immédiatement, il grommela. Morrigane se matérialisa à sa vue, assise sur une pierre en bordure de chemin. Elle le jaugea du regard, avant de soupirer.
— Ça ne s’est pas amélioré, n’est-ce pas ?
— Toi aussi, tu le sens ?
— Tu sais ce que je ressens… comme je sais ce que tu ressens. Cette terre ne nous aime pas, Sefir…
Elle se leva, fit quelque pas dans un champ, caressant une fleur sauvage qui y étalait ses pétales rouges à la recherche du soleil. Le guerrier fut frappé par la ressemblance entre la femme et le végétal, toutes deux perdues dans les langues de brume que le point du jour dissipait lentement. Deux tiges fines surmontées d’une chevelure enflammée. Il soupira, s’approcha d’elle, se laissa tomber au sol.
— Cette terre est vivante, Sefir…
— ...et nous ne sommes pas.
Ils contemplèrent en silence le soleil réchauffer de ses rayons le paysage idyllique qui s’offrait à eux. Peut à peu, des Hobbits sortaient de leurs trous, vaquaient à leurs occupations, insouciants du monde hors de leurs frontières, des guerres, des complots et des meurtres. Les rois tombaient, les empires s’effondraient, mais la Comté endurait, vivante, et pourtant figée, l’image même d’une vie simple et heureuse.
— C’est cela que tu aurais voulu pour nous, Sefir ?
— J’ai essayé de mener cette vie, tu sais. Sans toi, elle n’avait pas grand intérêt.
— Et puis ton destin t’as rattrapé.
— Tu es convaincue de cela ? Que les Valars ne voient en moi qu’une épée ?
— Serions-nous encore ici, sans cela ?
Sefir se releva, et repris son chemin. Les Hobbits qu’il croisait détournaient rapidement le regard, mal à l’aise face à cet individu en haillons sales, une courte cape à capuchon sur les épaules, qui traversait leur pays par des sentiers détournés avec l’assurance du voyageur en terrain connu. “Sans doute un Rôdeur”, estimait-on, “mieux vaut rester loin de ces gens !”. Il contourna Hobbitebourg, et franchi le Brandevin à gué. Quelques dizaine de mètres plus loin, Morrigane apparut à nouveau devant lui.
— Sens-tu cela, Sefir ?
— Oui… La mort, le carnage, la souffrance…
— Une grande bataille a eu lieu non-loin.
— Tu entends les esprits des morts ?
— Oui… Des hommes de l’Ouistreness en ont combattu d’autres. Les morts des vaincus ont été abandonnés sur place, et ils hurlent encore qu’on vienne les chercher…
— Je n’aimerais pas être un vivant sur ces terres à la tombée de la nuit. Allons.
Ils reprirent leur chemin à travers la Vieille Forêt, qui elle aussi leur témoigna son hostilité. Les arbres grinçaient à leur passage, les branches bougeaient sans qu’aucune brise ne les anime. Les deux amants poursuivaient leur chemin, silencieux, mais calmes. La Forêt n’osait pas les attaquer, consciente sans doute qu’elle n’avait pas affaire à deux Hobbits, mais à une créature contre-nature, une hybridation de deux âmes dans un corps mort ramené parmi les vivants.
Leur traversée fut rapide. Le chemin ne tenta pas de les amener au coeur de la Vieille Forêt. Ils débouchèrent sur les Coteaux des Tertres alors que le soleil était déjà bas sur l’horizon. Les menhirs et les pierres dressées couronnaient le sommet des collines, transformant le paysage en mâchoire édentée.
Sefir s’engagea sur un chemin à travers les galgals, avançant avec assurance dans la lueur déclinante du jour. Bientôt, les derniers rayons du jour disparurent derrière l’horizon, et les ombres démesurées des pierres au sommet des tertres se mêlèrent aux autres. La nuit prit ses droits sur l’endroit, et il ne fallut pas longtemps aux pierres fermant les tombes pour disparaître, et aux trésors endormis dans les chambres funéraires pour commencer à miroiter faiblement. Plus d’un pilleur de caveaux était tombé dans ce leurre…
Les deux mort-vivants n’étaient cependant pas là pour les richesses des tertres. Ils pénétrèrent dans un cairn que rien ne distinguait des autres. Une main squelettique se referma sur le poignet de Sefir, et le lâcha tout aussitôt, battant en retraite dans l’obscurité que même les yeux de Morrigane ne perçaient pas.
Ils parvinrent jusqu’à la chambre principale, au centre de laquelle trônait un lourd cercueil de pierre que le guerrier, en s’arc-boutant, ouvrit sans guère de cérémonie, insensible à la plainte outrée du spectre occupant les lieux. Il plongea la main dans la dernière demeure de ce roi anonyme, et en tira Fatalité, qu’il dégaina aussitôt, un sourire mauvais sur les lèvres.
— Te sens-tu à nouveau toi-même, Sefir ?
— Oh oui…
— Ils ne savent pas ce qui les attend… Ils rient…
— ...et hurlent…
— ...et dansent…
— ...et fuient…
— ...pour nous trouver plus tôt encore.
Les amants diaboliques échangèrent un regard de tendresse mêlée de férocité. Sefir referma le cercueil, et ils sortirent du tertre. Le guerrier se sentait beaucoup mieux avec Fatalité en travers de son dos et la Sanguine contre ses reins.
Sans ajouter un mot, ils prirent la route de Bree, première étape pour rallier le Gondor.
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