Le Grand Chantier d'Hanzok-Dûm

Il est des couleurs singulières que seules produisent certaines plantes australes. De même, quelques êtres laissent dans leur sillage une fragrance irisée où scintillent l’éclat puissant de leur âme. Leur absence, ou même leur disparition, ne semble jamais définitive, et il faut bien des âges pour que leur empreinte disparaisse des cœurs et des mémoires. Le deuil est ainsi parfois troublé par l’omniprésence de menus détails qui environnent votre existence. Rien ne peut les en chasser et il faut s’accommoder de leur mélodie erratique qui sans cesse surgit dans le calme le plus parfait. Un objet, un geste, un éclat de voix suffisent à raviver les braises assoupies dans la cendre chagrine. Seuls des souvenirs plus anciens et plus doux semblent pouvoir adoucir cette peine.
Ainsi Artaxerxias se remémorait souvent sa découverte des montagnes. Le Cavenain et ses cavernes immenses ne l’avaient jamais impressionné. Mais la blancheur immaculée des sommets, la neige pure et légère, le froid tranchant des vents courant au flanc de la montagne, tout ce spectacle inconnu avait marqué à jamais son être, et si c’était l’appât du gain qui l’avait d’abord mené aux portes de la cité naugrim, la splendeur des cimes et la fraîcheur de l’air l’avaient convaincu de demeurer, cela même après la mort de son frère. Les années avaient passé et le Monde avait mué. Les hauteurs des Barazinbar, Zirakzigil et Bundushathûr demeuraient inchangées, mais le vieux mercenaire sentait lui aussi le poids de l’âge. Sa chevelure avait prit le teint étincelant des neiges éternelles, et des rides marquaient son front. Ses paumes avaient perdu leur corne, lassées du maniement du glaive, et ses gestes s’étaient fait moins vifs. Le décès de l’Archiforgeron renforça le sentiment de vieillesse qu’Artaxerxias découvrait. Une nostalgie l’envahi pendant un temps. Puis ce fut la fièvre aux premiers jours d’hivers qui le cloua au lit deux longues semaines, manquant de l’emporter.
Rétabli, il avait établi un ambitieux projet : gagner l’Extrème-Harad une dernière fois, connaître  encore la tiédeur de ses jungles et leur luxuriance vénéneuse, respirer les parfums lourds de sa province natale puis s’en retourner à Khazad Dûm. Il abandonna sa charge de sénéchal dans les compagnies d’éclaireur. Puis, il se renseigna sur les prochaines caravanes en partance pour le Gondor. Il patienta néanmoins encore quelques semaines, préférant voyager avec le redoux du printemps, et souhaitant par ailleurs être présent à une cérémonie tenue en mémoire de Hanzok et à laquelle il avait été convié par les instances de la cité.

Aussi il assista à l’hommage porté à son compagnon d’armes, au côté des vénérables naugrims du Conseil des Forges et de Brogïn le régent. Lorsque les discours furent achevés, le vieux duelliste s’accorda un moment de recueillement puis alla trouver le régent pour le mettre au fait de ses plans.

« Seigneur Brogïn ! Je dois vous faire part de quelques un des mes projets. L’âge ne m’ayant pas épargné plus que notre ami Hanzok, il est venu pour moi le temps de me retirer. Je compte entreprendre un dernier voyage jusqu’à ma patrie de sang avant de revenir à ma patrie de cœur. Je serai donc parti pour une longue année sur les routes. J’ai d’ores et déjà abandonné ma charge militaire, mais il me reste avant de partir à vous confier un secret dont je fut longtemps le gardien. Certains* murmurent de vagues légendes à mon comtes. La plus répandue concerne un clé secrète ouvrant une porte magique. Pour ce qui est de la porte je n’en sais nulle chose. Mais pour ce qui est de la clé… »

Il passa la main dans les médailles suspendues à sa coiffe et en tira une grossière pièce de métal déjà bien rouillée. La portant à la vue du régent, il poursuivit :

« Les mots suivants y sont gravés :
Sans doute,
Elle est jumelle inséparable.
Peine l’efface à demi.
Vous devinez qu’il s’agit d’une énigme… dont je n’ai pas la réponse. Je sais seulement ces choses : la solution de l’énigme est la clé. Sans doute un mot de passe qui ouvrirait une porte que seul connaît le vieux Torgrim, l’ancien maître des runes. Ce dernier vit retiré à Targar**.
Il y a de plus un paradoxe : Hanzok m’a confié que Torgrim possédait une seconde clé, différente, mais il m’a cependant assuré que la mienne suffisait à ouvrir la porte. »

L’homme du Sud eut un éclat de rire

« Vous voilà gardien du secret à présent… J’aurais aimé pouvoir vous en dire plus, mais je suis un homme d’action, non d’esprit. Ma main connaît l’épée et non la plume. Puisse Torgrim vous être d’un plus grand secours ! »

La proposition du régent était pour le moins inattendue. Artaxerxias avait envisagé d'emprunter la voie maritime pour gagner le sud, mais seulement à partir du Gondor. Gagner les havres des elfes puis voguer vers le sud était une alternative qu’il avait écarté, ignorant les routes qu’empruntaient les eldars. Mais si les instances de Khazad Dûm lui offraient cette opportunité, elle était à saisir. Son voyage s’en trouverait considérablement raccourci et moins dangereux, bien que selon le point de vue, l’océan déchaîné pouvait s’avérer bien plus destructeur  que mille orcs en furie. Mais l’homme du sud était né sur une pirogue et il aimait la gîte du flot lorsqu’il parcourait les jungles ténébreuses.

« Votre proposition me semble intéressante. Un périple à la voile ne m’effraie guère. Je peux patienter quelques jours en attendant la réponse du roi… »

Le projet d’expédition, en revanche lui semblait plus obscurs. Quel intérêt Kili pouvait-il porter à quelques forêts luxuriantes? C’était une terre où les nains n’avaient pas leur place, l’expérience de Hanzok l’ayant démontré : de la citadelle de brique qu’il avait tenté d’ériger, il n’était demeurait après une saison de pluie que des coulées bouseuses. L’argile des fleuves s’y trouvait trop impurs, et hormis l’ébène, difficile à travailler, la plupart des bois pourrissaient trop vite, rongés par l’humidité omniprésente. Après deux années, l’Archiforgeron avait renoncé à ses coutumes de bâtisseur infatigable. Peu après, il regagnait le Nord, emportant avec lui nombre de gens qui deviendraient les premiers membres des Compagnies Exogènes.
Quant aux ressources des jungles, elle ne contenait rien que les terres naugrims ne possédassent déjà en abondance : peu de matière première hormis du mauvais bois, une terre avare en minerai, un gibier maigre au cuir médiocre… seuls les oiseaux et leur plumage incandescent était l’une des rareté du pays. Peut être convoitait-il le secret de l’or liquide. Mais ce trésor n’était pas pour les naugrims.

« Je ne sais ce que cherche le roi, mais s’il désire mon aide je peux aussi me faire guide, bien que ce projet me semble saugrenue. Les jungles conviennent mal aux naugrims : leurs armures y rouillent plus vite que la lune ne tient ses cycles. Et ses marécages rendent difficile toute progression pédestre, notamment pour des gens de petite taille... ». »

Il est vrai que les haradrims méridionaux avaient un physique adapté à leur milieux d’origine : de haute stature même pour de grandes gens, sveltes, les muscles secs, la plupart d’entre eux dominaient un naugrim d’une large coudée.

Après quelques jours à méditer la proposition des naugrims, une missive du roi parvint au Cavenain, adressée au vieux duelliste. Ce dernier se remettaient des excès d’une beuverie bien involontaire et dans laquelle il s’était laissé entraîné après avoir visité de vieux amis pour leur faire quelques adieux provisoires. Les effluves d’alcool transpiraient dans sa sueur même et seule une marche dans la montagne chassa la douleur enserrant son crâne tel un étau. Il but abondamment aux eaux d’une source gargouillant depuis une faille rocheuse, et la fraîcheur du flot lui brûla la gorge. Il ignorait le nom Khuzdul du lieu, mais imagina un toponyme de circonstance : probablement quelques adjectifs décrivant le son étrange que produisait le liquide, sorte de sifflement englué dans des borborygmes gras, ou simplement onomatopée répétant le bruit tour à tour rauque puis chuintement aigu. Après un moment, et ayant retrouvé ses esprits, il déplia le message royal.

La lecture fut fastidieuse : Artaxerxias n’avait jamais excellé dans ce domaine, et il maîtrisait à peine les rudiments enseigné par les nains. Son frère lui était un homme de lettre. Mais le vétéran n’avait jamais dépassé le stade du simple déchiffrement, se contentant du minimum pour ce qui était du service dans les Compagnies Exogènes. L’usage de l’écriture s’y limitait d’ailleurs à de rares tâches administratives confiées à des scribes et seulement vérifiées par les plus hauts gradés.

Ainsi le roi voulait renouer les liens avec les tribus du Sud. C’était là un objectif bien lointain. De ce que savait le haradrim, Hanzok avait échoué par hasard dans ces contrées. En tentant de fuir la flotte corsaire, il avait amené sa flottille et leurs poursuivants au sud du Harad où il avait était défait. Les survivants avaient fait naufrage en un point encore plus méridional. Face à l’impossibilité de remonter par le Nord en retraversant le Harad et ses contrées hostiles et inhospitalières, l’Archiforgeron s’était enfoncé dans les forêts vers l’est, espérant contourner l’empire du Sud par une longue traversée de l’Orient. Mais bien vite sa progression à travers la jungle s’était heurtée à un royaume végétal infranchissable. Seuls les rivières avaient offert quelques voies de passage. Jusqu’à leur rencontre. Des montagnes évoquées par le roi dans sa missive, Hanzok, tout comme Epixarkoïs et Artaxerxias, n’en avait observé que la cime lointaine depuis la cime de grands arbres noueux. De ce que savait le duelliste, quelques rares hommes vivaient là-bas en tribus nomades alternant vie sur les hauts plateaux et redescente dans les bassins forestiers. Par ailleurs en dehors du naufrage, l’Archiforgeron n’avait jamais cherché à partir recruter d’autres membres dans les Compagnies Exogènes.
Après réflexion, l’entreprise lui parut bien vaine. À son retour dans la cité, il alla trouvé le régent et lui exposa sa réponse.

« Seigneur. Je vais parler en toute franchise. Le projet du roi me semble pure folie. Les montagnes qu’il évoque, je n’en suis pas originaire. Leur accès me semble impossible, particulièrement pour des naugrims. Une longue partie du voyage exige de remonter le fleuve et la navigation n’est certes pas un qualité de votre peuple. Parvenu à mi chemin, le lit du fleuve devient trop boueux. Moi même n’est jamais dépassé un certain point et m’aventurer au-delà me semble extrêmement hasardeux et ce pour trois raisons : la première se trouve être l’absence de guide. Nos forêts sont changeantes, épaisses et ténébreuses, et je ne connais pas un homme qui puisse nous diriger sur une si longue distance. La seconde c’est que vous méconnaissez notre situation politique. Nos peuples ne sont pas unis. Hanzok a eu de la chance car ma tribut se trouve être être en paix avec ses voisines. Mais au-delà d’une certain point des ces terres, nous pourrions ne croiser que des ennemis… affronter la jungle et ces hommes me semble suicidaire. La dernière raison c’est qu’il n’est jamais bon de suivre un phantasme lorsque l’on ignore ce que l’on va trouver. La nature de la roche peut être bien différente du granit des Montagnes Grises ou des Monts Brumeux. Votre peuple par exemple n’a jamais cherché à exploiter les Montagnes Blanches, ni celles du Mordor. Aussi je préfère refuser cette idée.
Néanmoins je puis rendre un service à notre monarque : lors de mon séjour je peux tenter de m’aventurer un peu plus à l’Est, non pas jusqu’au montagne mais suffisamment proche pour m’enquérir davantage à leur sujet. À mon retour je lui ferai un rapport détaillé et alors  il pourra décider de la sagesse d’une telle entreprise. »