Il est dit que lors des nombreuses chevauchées d’Oromë dans les confins orientaux de la Terre du Milieu, chassant engeances de Morgoth et protégeant les Premiers-Nés s’éveillant dans le Cuiviénen, le Valar créa les ancêtres des bœufs sauvages d’Araw, aumailles imposantes et rustiques peuplant désormais les plaines du Rhûn et ressource essentielle des nations locales. Son destrier Nahar, redoutable monture aux sabots incandescents, aurait quant à lui fondé la noble lignée des Mearas, les chevaux des seigneurs du Rohan, reconnus pour leur vitesse et leur intelligence. Mais sur les rebords de la Mer de Rhûn, loin de la portée des Pierres de Vision et de l’influence des hommes de l’Ouest, une espèce cousine paissait l’herbe abondante enrichie par le limon qu’apportait le grand fleuve Celduin. Ces chevaux étaient plus trapus que ceux de la Marche, plus farouches aussi. Un pelage abondant les préservait des caprices des plaines où les étés étaient chauds et les hivers rigoureux. Leurs jambes épaisses et couvertes de fanons leur offraient une endurance à toute épreuve et les protégeaient du sol traître déchiré par les troupeaux de bœufs sauvages lors des grandes migrations.
Ce furent ces équidés éloignés de la civilisation, laissés à eux-mêmes depuis les dernières invasions du Rhovanion, que les deux Mages Bleus choisirent il y a bien longtemps comme montures pour traverser les vastes étendues dominées par les Orientais. Il leur fallut faire montre de détermination pour approcher ces chevaux rétifs et indépendants et instaurer une confiance mutuelle, mais les deux Ainur avaient hérité des facilités de leur Valar auprès des choses vivantes d’Arda. Ils trouvèrent chacun un coursier fidèle et promirent de les ramener auprès des leurs lorsque leur charpente vieillissante ne montrait plus les signes de leur fougue d’antan, avant de recommencer le cycle avec une nouvelle génération de chevaux. Les Istari, que le passage des siècles n’affectait que très lentement, tinrent à chaque fois leur promesse malgré le danger inhérent à leur mission en Terre du Milieu.
Désormais séparé de son compagnon de route Pallando, Alatar remontait à pied des Monts Cendreux jusqu’au bassin du Rhûn. Il revenait en terre connue pour retrouver la jument actuellement à son service dénommée " Runya ", Rouge Feu en Quenya, mais surtout éclaircir d’étranges rumeurs faisant état de disparitions inexpliquées parmi les Orientais peuplant l’orée de la forêt de Rhûn. Ces hommes à l’existence difficile, à des lieux du confort de la Cité Blanche, n’étaient pas étrangers aux rapts orchestrés par les tribus rivales parfois fidèles au Seigneur des Ténèbres. Les escarmouches locales s’achevaient rarement sans le pillage et l’enlèvement de prisonniers que l’ennemi comptait rançonner plus tard, exécuter pour l’exemple ou intégrer de force au clan par le mariage. Mais les cas récents s’étaient déroulés en l’absence de conflits, tous de nuit et sans la moindre trace ni revendication apparentes. Le serviteur d’Oromë y voyait là le signe d’une énième machination du Grand Œil dont la volonté insatiable de dominer tout être libre n’offrait aucun répit aux serviteurs du Feu Sacré.
Arcbouté sur son bâton, l’Istar ne comptait plus les jours à marcher seul, hanté par sa mission première mais épargné par la fatigue et la faim malgré sa forme diminuée, laissant derrière lui les terres assombries par la Montagne du Destin pour les steppes orientales. Puis un matin, au sommet d’un coteau rocheux qu’il gravit l’air déterminé, le mage ôta son couvre-chef et posa ses yeux clairs sur l’horizon : tel un vaste drap d’azur chatoyant sous les lumières de l’aube naissante, la Mer de Rhûn se tenait là, ceinturée de terres fertiles émeraudes.
" Alae ! " s’exclama-t-il simplement.
La scène était familière, rassurante même. Ces instants fugaces devant la beauté d’Arda ramenaient l’esprit du Maia aux visions des premiers temps de la Création. Préserver les fruits de la Musique des Ainur ne prenaient alors jamais autant d’intérêt et d’importance. Qui sait comment s’achèverait cette énième aventure, pensa-il… Réajustant son chapeau pointu, Alatar descendit vers la vallée, empruntant un sentier battu amenant à un premier hameau où de lointaines silhouettes hâlées s’agitaient déjà devant sa venue.