Au travail, tas de fainéants !

" Thrakgash snagau sha agh bagbagronkdug ronkishi ! Bùbhoshpush olog skai ! "

L'air était infecté de l'immonde sueur noirâtre des Orques mêlées à la crasse. La chaleur des multiples feux était harassante pour tous et sans un seul doute possible mortel pour un humain. Trop faible, trop peureux. La tâche à accomplir était aisé à comprendre, certes, il suffisait de " thrakgash snagau agh bagbagronkdug ronkishi ". Un jeu d'enfants. Encore fallait-il comprendre le Noir Parler... Gogdish ne le comprenait pas. Il ne comprenait déjà pas grand chose, mais il n'était surtout pas à l'aise avec le Noir Parler. D'ailleurs, peu l'étaient... encore moins chez les Trolls. Toute leur force était concentrée dans les muscles. La tâche, justement, ne nécessitait que des muscles. Le capitaine lui réexpliqua avec des gestes furieux pour qu'il comprenne enfin et, par miracle, Gogdish comprit.

Ce que le supérieur de son capitaine venait d'hurler en Noir Parler (il fallait hurler pour se faire entendre au-delà des cris des puisards et du vacarme de leur travail) signifiait donc ceci : le Troll devait " apporter le feu aux esclaves et vider les saletés des puisards dans le lac ". En fait, il était chargé d'allumer les feux nécessaires aux multiples chantiers et, une fois que les puisards s'étaient affairés à leur besogne, ils devaient vider toutes les jarres (chacune pesant plus d'une tonne et sans commune mesure avec les jarres connues par les Hommes) des puisards dans un lac artificiel (un trou de grande taille et très profond creusé par d'autres Trolls, remplis par... mieux valait ne pas le savoir). La terre qu'ils retournaient, leur propres déjections, des outils brisés et ou des corps d'esclaves qui se révélaient fort peu utiles, ou morts pendant qu'ils travaillaient... Le reste des ordres ne le concernait pas directement, du moins pas dans ce qu'il devait faire. Il s'agissait d'insultes qu'on ne lui expliquerait pas et que de toute façon il ne comprendrait pas.

Gogdish s'exécuta comme il le faisait jour après jour depuis longtemps... En tant que Troll de pierre, il n'était pas en mesure de partir sans cesse en expédition... à moins de mourir sous l'effet du soleil, bien sûr. Ce n'était guère pratique pour les commandos d'attendre chaque fois la nuit pour se déplacer... Gogdish était donc " rétrogradé ", rabaissé à un maillon des chantiers des terres du Mordor. Il ne pouvait pas s'en plaindre. Il n'avait pas l'intelligence de comprendre qu'il n'était, au fond, que bien peu utile...

La faim est un sentiment universel.

Qu'on soit petit ou grand, intelligent ou idiot, bien pensant ou fou, en bonne santé ou malade, humain ou elfe ou nain ou orque ou troll. L'intensité du sentiment, elle, varie. Elle varie selon de nombreux critères, de nombreuses influences. Le malade perd l'appétit, l'intelligent mange raisonnablement, le fou se goinfre. L'humain se délecte, l'elfe se rassasie tout juste, le nain festoie, l'orc dévore. Le troll se délecte de la chair d'autrui, ne se rassasie jamais, festoie par le sang qui coule et les hurlements de ses victimes. Le troll dévore les os et l'honneur de sa proie, il lui déchire les entrailles de sa gloire et brise la colonne de sa fierté. Mais plus qu'un sentiment, c'est parce que la faim est un besoin qu'elle en est universelle. Et Gogdish avait faim, Gogdish avait terriblement besoin de manger...

A quoi bon se nourrir des cadavres qu'il déchargeait dans les puits ? Il n'y avait plus la jouissance des cris, la viande en perdait tout son goût. Le corps d'un orque n'était d'ailleurs pas réputé pour être savoureux, loin de là. S'attaquer à un supérieur offrirait davantage de plaisir. Un capitaine, un lieutenant, un commandant, un général... Un éclair de lucidité, fait très rare chez lui, foudroya son esprit. C'était s'attirer les pires ennuis... la colère de son maître... Et à qui obéir, si son maître l'abandonnait ? Gogdish ne vivrait pas longtemps seul, son instinct de survie était développé mais son incroyable stupidité finissait toujours par le rattraper. Il serait prêt à se précipiter au soleil s'il voyait une proie capable de satisfaire son appétit... Il fallait l'avouer : seul, Gogdish ne survivrait jamais. Alors où trouver de la nourriture ? Les vieilles carcasses puantes qu'on lui donnait n'étaient dignes que d'un amuse-gueule... Il avait bien plus faim que ça. De la chair fraîche, tendre, bien vivante. De la chair humaine...

La morsure froide et vive du fouet le rappela à son devoir. Sa faim se tourna en rage aussi vite qu'il se retournait vers son bourreau. Son capitaine, le sadisme incarné sur ses lèvres, fixait Gogdish et lui hurlait de reprendre le travail. Son petit bijou à la main, il était prêt à faire comprendre au troll qu'il recommencerait. Pour un trésor, c'en était un... Il avait rajouté de petits bouts de lames, tels des clous, dans les lanières de son fouet. L'effet n'en était que meilleur et le plaisir de fouetter plus intense et surtout plus long. Le capitaine était ravi... Le troll ne pouvait empêcher ses yeux de s'empreigner de sang, sa mâchoire se serrait à en briser ses immondes dents.

Beaucoup des puisards stoppèrent leur travail, trop heureux de voir se profiler un prodigieux combat. Voir un troll en action, c'était jouissif... Le capitaine lui-même se délectait par avance de la bataille, se réjouissant déjà des punitions qu'il infligerait à ses larbins pour avoir cessé le travail. Il eut le temps de rire et son oeil droit, sorti de son orbite, put voir le reste de son corps explosé d'un seul coup sous le poing du troll. Il n'avait plus une seule oreille pour entendre l'horrible cri de Gogdish, hurlant sa faim, hurlant sa rage, hurlant son besoin de mort. Un cri vite repris par les puisards, eux aussi affamés...

Les esclaves,laissant leurs seaux se fracasser sur le sol fangeux et déverser leur immonde contenu qui se mêlait à la boue dans un affreux bruit de succion,se jetèrent vers Gogdish comme autant de vautours affamés. Oubliant les règles de sécurité élémentaire à respecter lorsqu'on s'approche d'un Troll,ils tentèrent avec une témérité folle de lui arracher sa proie. Le bras libre de la bête,c'est-à-dire celui sur lequel ne dégoulinaient pas les fluides corporels du chef,s'abattit alors sur eux,et en écrasant un bon nombre dans un fracas d'os brisés et une pluie de morceaux de cervelle. Les survivants,ramenés à la raison,reculèrent alors à distance respectable de Gogdish,non sans emporter avec eux les corps de leurs congénères malchanceux. Oubliant toute notion de travail,ils se mirent alors à festoyer au milieu des tripes recouvertes d'excréments,sans se soucier le moins du monde des vapeurs méphitiques et des essaims d'insectes monstrueux pompant avec délice leur sang noir et crevant sans vergogne les bubons des morts. Gogdish,quant à lui,machouillait le bras de sa victime,l'oeil hagard et la bave dégoulinante,envahi par une sensation qui,si son être n'était pas uniquement fait de ténèbres,eut pu s'apparenter au plaisir. Aussi,tout à son travail de mastication,il ne vit pas les silhouettes des deux Wargs qui venaient d'apparaître sur un surplomb,et les toisaient avec avidité.

Nul doute que les bêtes se soient jointes au macabre festin,si elles avaient été libres de leurs mouvements. Mais elles étaient solidement arnachées,et deux Orcs les montaient. Le premier,dominant la scène du crime de lèse-majesté perpétré par le Troll,était enveloppé d'une lourde cape en peau de loup,souillée ça et là par de larges tâches de sang noir. Son visage torturé,semblable à un masque ridicule,sembla se contracter à la vue des cadavres qui jonchaient le sol putride,et son unique oeil (l'autre n'était plus qu'un globe racorni,d'une couleur indéfinissable) foudroyait le mastodonte. Du second,plus en retrait,on ne distinguait pas grand-chose,si ce n'était la courbure inquiétante de son dos et la large épée à pointe recourbée qui pendait à sa ceinture. Lorsqu'il les vit,Gogdish se rembruma,tout en se demandant quel goût pouvait avoir leurs Wargs. Ses petits yeux porcins tentaient de percer le mystère de leur venue,et ne s'écarquillèrent qu'à peine lorsque le borgne se saisit d'un arc tordu et,encochant une flèche,le visa. Le trait partit et rebondit contre le cuir épais du Troll,dans une grotesque acrobatie,avant de se ficher dans la fange. L'Orc,furieux,encochait une deuxième flèche et visa la tête,lorsque le bras lépreux de son congénère se posa sur le sien,l'empêchant d'achever son geste. Surpris,il dit alors d'une voix tremblottante :

- Mais,chef... Il vient de dévorer le capitaine et de massacrer nos esclaves !
- Nous trouverons d'autres abrutis pour commander ces chantiers inutiles,Grogbar,et les esclaves ne manquent pas. Cela va même mieux ainsi,regarde-le,il était bien maigre pour un Troll - et c'eut été regrettable de perdre une bête de cette taille...n'est-ce pas,Gogdish ?
Le colosse cessa un instant de faire craquer les frêles os de sa proie,et se rapprocha à pas lents du surplomb. Il connaissait cette voix,et la voix connaissait son nom... Le maître était revenu !

- Nous sommes venus chercher des Trolls,Gogdish,car nous en manquons,poursuivit Shraknag - car c'était lui qui,pris d'un accès de zèle,avait décidé de passer en revue ses troupes et de s'occuper lui-même de la préparation de la prochaine expédition,et avait reconnu le Troll. J'ai un chantier bien plus intéressant pour toi ; puis tu prendras part à la campagne qui s'annonce - bien moins contraignante et beaucoup plus riche que celle du Harad ! Maintenant que tu as dévoré ton chef et massacré les esclaves,rien ne te retiens ici,n'est-ce pas ?
Tandis qu'il disait cela à Gogdish,ceux qui avaient échappé à la colère du monstre s'agitèrent,comme pour montrer qu'eux étaient encore vivants. Le général les remarqua alors,et demanda à Gogdish,avec autant de désinvolture que s'il parlait de la vue sur Barad-Dûr :

- Troll Gogdish,ces pourceaux ont cessé le travail et mangent leurs frères,alors qu'ils devraient les jeter dans les fosses et se remettre à leur tâche. Ils sont paresseux,tu es affamé : tue-les.
Le Troll fit à son maître,comme pour le remercier,un sourire empreint d'une immense bêtise et,avalant les derniers restes,s'avança vers les snagas terrifés.

- Tu vas comprendre pourquoi j'ai retenu ton bras,Grogbar,dit Shraknag à son lieutenant. Ce Troll est plein de ressources.

À ces mots,le visage ravagé de Grogbar se barra d'un rictus malsain,et lorsque Gogdish empoigna le premier esclave,il se dit que le général savait choisir ses alliés.

Ce besoin de manger qu'il ressentait auparavant s'était brutalement muté sous l'impulsion de Shraknag, son maître... Gogdish éprouvait une nouvelle force, plus sauvage et cruelle, cette même puissance qu'il avait eu en lui lors du raid mené par le Général orque. Il avait massacré du Dunedain avec ce qu'ils auraient appelé du bonheur... Et là, en cet instant, sous le regard de son maître, il devait tuer à nouveau. Les snagas étaient terrifiés, ils manquaient de cet honneur humain, de la fierté naine, de la grandiloquence des elfes. Ils n'étaient que des esclaves comme Gogdish l'était si peu avant l'arrivée du Général. Cette dernière avait tout changé, absolument tout...

S'il aurait pu rire, Gogdish l'aurait fait, mais son être et son âme n'étaient que pourriture et nuisance infâme dans lesquelles le rire ne pourrait exister. La satisfaction seule d'entrechoquer deux snagas entre ses énormes mains existait. Les deux premières victimes... Et déjà, le troll reçut une giclée de sang dans son oeil droit qui lui fit lâcher un cri de colère, déclenchant plus de brutalité en lui. Il fallait satisfaire le maître... et satisfaire son besoin de mort...

Gogdish se rua sur un esclave isolé qui s'enfuyait et lui attrapa la tête dans sa main gauche. Inconscient de sa force, il s'apprêtait à l'écraser dans ses deux mains quand la pression de ses doigts suffit à réduire en miettes le crâne de l'orque... Rageur de cet échec, il envoya valser le cadavre vers le puits qu'il avait lui-même créé. Cette solution plut à son faible esprit torturé et il s'attela à jeter plusieurs autres corps, certains vivants et d'autres non, dans le puits, où ils se mélangeraient tous à leur propre crasse entassée, leur déjections, les cadavres de leurs frères, le feu qu'ils avaient utilisé... Quand Gogdish en eut assez, il trouva meilleur d'envoyer le corps de ses quatre prochaines victimes en l'air pour les voir s'écraser lamentablement sur le sol. Le bruit des os qui se brisaient contre le sol agissaient comme des applaudissements, des encouragements à faire mieux. Gogdish courait de-ci de-là, tuant un snaga d'un revers de la main contre un rocher, écrasant de sa paume un autre contre le sol, déchirant la tête d'un troisième d'un coup de mâchoire. Le sang et la bave dégoulinaient de ses lèvres, son sourire était aussi sadique que stupide. Et Grogbar pouvait certainement le voir, son sourire était profondément sadique. Mais il en restait encore un peu... un peu de mort à livrer... Quand il arriva qu'il ne restait plus qu'un seul esclave en vie, la stupidité de Gogdish lui joua un nouveau tour.

Bien que le snaga était le seul à encore bouger, le troll était bien trop pris dans son massacre pour s'en rendre compte. Il courut, écrasant la terre noire et les cadavres sous ses énormes pieds, vers sa dernière proie... Il courut si vite pour lui qu'il avait déjà écrasé le snaga quand il s'arrêta. Gogdish ne le comprit pas et se rua vers le corps inerte. De son poing droit, il écrasa les jambes de l'orque. Aucune réaction... L'esprit du troll sembla brutalement interpellé par ce nouveau fait et Gogdish perdit toute combativité... A la place, il était parfaitement incrédule. Ses pupilles s'agrandirent et il poussa d'un de ses doigts le cadavre, cherchant à comprendre... Seule la présence de son maître le ramena à la réalité de ce qu'il venait d'accomplir sous les yeux de ce dernier et Gogdish abandonna ce dernier corps.

Le troll se présenta face au Général. Tout son être manifestait de sa soumission face à Shraknag et un semblant d' "espoir", cette futilité humaine, que ses actions avaient été dignes d'être accomplies sous le regard de son maître...

Le visage de Shraknag se barra d'un large rictus :

- C'est parfait,Gogdish. Tu mérites plus qu'un travail de snaga. Vas donc rejoindre la troupe que tu vois là-bas,dit il en tendant un doigt squelettique vers une escouade où se mêlaient Orcs,Trolls et chevaucheurs de Wargs.

Avec une attitude presque dévote,en tout cas empreinte d'une soumission totale,le Troll planta ses énormes mains dans la terre molle qui constituait les murs du fossé où les défunts esclaves travaillaient - en effet,on interdisait aux Trolls de sortir des chantiers en profondeur ou en hauteur par les ponts et escaliers prévus à cet effet,à cause de leur poids terrible. En une seule poussée de ses énormes bras,Gogdish était sorti du charnier,et fonçait à toute allure vers le groupe de soldats que lui avait indiqué le Maître. Lorsqu'il s'arrêta au milieu des Orcs tremblants,il se retourna vers le Général,et poussa un de ces hurlements trollesques suintant la rage et l'obéissance aveugle. Shraknag sourit de nouveau,et Grogbar lui dit à l'oreille :

- Vous aviez raison,chef. Cet Olog est une merveille.

Sujet: Re: Au travail, tas de fainéants !