Le bureau de Toranur

Plus le temps passait, et plus cette fonction de souverain se faisait lourde. Lui qui avait toujours tout accompli avec passion, voilà que désormais, il ne faisait son travail que par devoir, manquant parfois même de la plus élémentaire des attentions face aux problèmes qu’on lui soumettait. A sa décharge, les événements des dernières semaines avaient été éprouvants pour son cœur et son esprit, mais il y avait un mal-être plus profond. Au fond de lui, Toranur restait un soldat, et en tant que tel, les jeux de la politique lui paraissaient usant. C’était surtout sa perte de loyauté qui lui coûtait. User de ruse afin de tromper l’adversaire n’était pas chose nouvelle et même, il s’était particulièrement distinguer dans ce domaine là lors des guerres à l’Est du Mordor, mais jamais il n’était allé aussi loin dans les changements d’alliance, jamais il n’avait entraîné avec lui dans sa chute autant de vies dévouées. Lorsqu’il devait contempler son visage chaque matin en se rasant, il avait parfois de la peine à soutenir son propre regard. Lui, fidèle parmi les fidèles de Sauron, ressemblait aujourd’hui trait pour trait à ces myriades de héros de l’Ouisetrenesse qu’il avait juré de détruire. Pour autant, aucun retour en arrière n’était possible. Son maître ne lui avait toujours pas donné l’ordre fatidique qui déverserait les hordes Angmariennes sur le reste du monde et agir trop tôt ne ferait que précipiter sa perte. Dans le même temps, il craignait un tel ordre car aujourd’hui…

« … Et donc vous êtes de nouveau invité à un bal donné par le Sire Harban. »

Cette phrase prononcée sur un ton grincheux le sortit brutalement de sa torpeur.

« Harban ? Encore lui ? Ne peut-il donc me laisser tranquille et cesser de m’inviter chaque soir ?
_ Vous n’aviez qu’à pas l’épargner s’il vous gêne tant que ça.
_ Pour vous entendre me dire qu’en élaguant trop je vais éliminer les dernières traces de sang Angmarien dans notre société ? Je vous rappelle que c’est vous qui m’avez conseillé de le garder en vie et que sans votre intervention, cet homme ne m’importunerait plus.
_ Pfeu, allez-y, ramenez la faute à moi. Vous n’êtes qu’un imbécile à joli armure qui essaye de se décharger de ses fautes sur les autres. Vous seriez à côté de moi que je vous aurais donné la correction que vous méritez.»

Le vieux Von Zismagen avait de nombreuses qualités, c’était indéniable. Notamment, sa connaissance parfaite, bien que subjective, de l’histoire et des familles angmariennes, en faisait la Handskoenig parfaite pour administrer les affaires courantes. Mais il avait aussi un des plus mauvais caractère de toutes les contrées connues, capable d’user de la patience proverbiale des elfes par ses discours xénophobes et insultants. Toranur aurait du l’exécuter ou le virer depuis longtemps, mais au fond, il aimait bien le vieil homme qui du haut de ses ans, était un symbole vivant de l’intemporalité de l’Angmar, un exemple de volonté martiale à suivre, concernant les mœurs, c’était là autre chose. Aussi, agacé dans un premier temps, le souverain finit-il par sourire, et répondit:

« Très bien, puisque j'ai décidé qu'il devait vivre, c'est donc qu'il doit servir. Qui d'autre est invité?
_ A votre avis? Unique gracié d'une famille comploteuse, riche à millions, dépensant son or sans limites, de haute ascendance par son père et se dit spirituel en plus. Son côté étrange et décalé lui font pardonner sa laideur et il est la coqueluche de Carn Dûm. S'il fait de nombreux bals, on lui rend aussi et il n'est absent d'aucune des festivités à la mode. Tout le gratin de votre royaume y sera donc. Allez donc savoir pourquoi on accourt chez un tel sodomite...
_ Bien, bien, faîtes lui donc savoir que je viendrais.
_ Est-ce donc la nuée de cloportes qui vont à ses fêtes qui vous attirent chez ce sot, ce paltoquet faisant de la gourmandise, fléau des hobbits, une vertu et des lettres, malédiction des elfes, un métier? A moins que vous n'ayez tourné casaque vers la pire des ignominies, à la bassesse elfique de l'amitié... »

Toranur fut sauvé par un frappement à la porte de son bureau. Le vieil homme était quand même trop porté à l'insulte et à l'insolence. Il faudrait le rappeler à l'ordre prochainement. Pour l'heure, un Unstergiven ouvrit respectueusement la porte:

« Une dépêche urgente du Mur Votre Altesse... »

Le Mur... Ce fut soudain comme si un souffle de carnage et de mort qui entrait dans la pièce. Les nouvelles qui en provenaient étaient rarement bonnes et malgré la propagande royale, des rumeurs sordides circulaient à son propos. On avait intercepté de justesse la lettre d'un Artzofficer, brillant officier et praticien, mais aux propos séditieux.

Citation :

Ma chère Ilda, je prie pour que tu n'aies jamais à vivre cela et seule la certitude de vous protéger tous d'une telle horreur m'aide à tenir. Le Mur est une entité vivante qui aspire tout ce qu'il y a de bien et de bon en nous pour nous transformer en monstres. Mes camarades, les meilleurs du monde, ne ressentent plus aucune pitié et compassion. J'en ai même vu un un jour achever un camarade blessé au prétexte que ses gémissements faisaient trop de bruit. Un autre, doux comme un agneau et timide comme une vierge, est devenu un véritable berserk et des témoins dignes de foi m'ont rapporté l'avoir vu manger de la chair orc crue. Je ne sais pourquoi je te raconte tout cela, je t'effraie. Mais je ne peux m'en empêcher, c'est comme si le Mur lui même souhaitait se moquer de moi. Je l'entends dans ma tête, il ne veut plus partir...

Certes, cet officier avait été relevé de son commandement pour surmenage peu de temps après, décrédibilisant par le même coup son témoignage, il n'empêchait que ce genre de missives devenaient de plus en plus courantes et que même les plus terre à terre des officiers avaient demandés une accélération des rotations. Aussi n'est-ce pas sans appréhension que Toranur décacheta le parchemin qu'on lui présentait. Fort heureusement, les nouvelles étaient moins mauvaises que prévues. Son Feld-General Al-Raydul en charge de la section du Mur à proximité de l'Arnor faisait été d'une escarmouche d'envergure laissant présager d'un assaut imminent. Si les chances de percer le Mur était faible, néanmoins, Al-Raynul tenait à rappeler à son souverain combien la coopération avec les Arnoriens, pourtant tout proche, était difficile, empêchant par là même l'élaboration d'une vigoureuse contre-attaque. Il demandait donc le renfort de quelques Legions afin de disposer des réserves nécessaires. Sur le principe, Toranur n'était pas contre car toute action au-delà du Mur avait des répercussions très positives sur le moral. Mais elles étaient dangereuses car le risque de perdre la totalité des hommes menant la contre-attaque n'était pas négligeable (même si le cas ne s'était plus présenté depuis la fin des travaux), mais surtout, où prélever les hommes? Avec le taux de rotation actuel lié au surmenage des hommes, les réserves actives étaient faibles et déplacer des troupes, c'était prendre le risque de ne plus les avoir le jour où le Mur tombait (et pour Toranur, cette chute était inéluctable. Il ne connaissait que trop bien la puissance de Melkor pour croire qu'une muraille, aussi puissante soit-elle, suffise à la stopper. C'était le courage et l'acier des hommes qui permettrait de tenir. Croire uniquement en la pierre était absurde, mais c'était une idée d'elfes et de nains...). Après quelques hésitations, Toranur décida de l'envoi de la VIIIème Legion comme corps d'élite, accompagnée des LXIIème, LIVème et la LIIIème Legions.

Ceci terminé, il dut à nouveau subir le caquetage de Von Zismagen qui avait, malheureusement, encore moultes affaires à porter à son attention. Le vieux fou affirmait détester la politique et le pouvoir. La réalité, c'est que c'était devenu son nouveau champ de bataille et qu'il n'était pas prêt de le quitter de sitôt, n'en déplaise à la Grande Faucheuse...