Dites, vous pourriez mettre le boxon ailleurs ? [FB - Denaos]

Et bien ça, c’était de la journée. Khälen se laissa tomber dans son fauteuil, oubliant ses amies Grâce et Elégance dans un coin de sa maison. Détachant les boucles de ses bottes, elle les laissa tomber au sol, faisant claquer les talons qui résonnèrent brièvement dans la pièce. D’une main, elle attrapa un portrait jauni qu’elle regarda avec tendresse et de l’autre, elle commença à jouer avec l’un de ses pendentifs.

« J’ai plein de choses à te raconter aujourd’hui … »

Mais par où commencer ? Le début semblait être une bonne idée …



#Que ce jour finisse, je crois que je vais finir par l’étriper …#

Non, Khälen ne parlait pas d’Hama, son apprenti actuel qui ne l’était plus vraiment si l’on considérait les années écoulées. Mais pour elle, il serait toujours son apprenti. Les prochains aussi. Ce n’était pas péjoratif. C’était un terme affectueux qu’elle utilisait seulement quand ils en étaient dignes. Ils l’avaient tous été jusqu’ici et elle espérait que les prochains le seraient aussi.
Elle lui jeta un coup d’œil sans soupirer puisque cinq aiguilles se trouvaient entre ses lèvres, prêtes à piquer du tissu pour maintenir ce qui devait finir par être une robe. Lui-aussi semblait exaspéré mais son sourire pour l’encourager à rester calme lui fit comprendre qu’elle devait être bien plus à bout que lui.
Leur souci du moment ? La jeune femme qui se dandinait sous leur nez pendant que la tailleuse essayait de faire son boulot. A son humble avis, le terme jeune femme ne convenait pas et méritait d’être remplacé par d’autres. D’autres appris par des frères ainés. D’autres bien moins charmants et loin d’être courtois. Mais ce serait du plus mauvais effet. Elle ne manquait pas de clients mais ne voulait pas pour autant se permettre une mauvaise publicité à cause d’une pimbêche, pourrie gâtée par un papa nanti, qui pensait que tout lui était dû à cause de cette même richesse dudit papounet. Sans rien dire à haute voix, elle y pensait. Fort. Très fort. Si quelqu’un pouvait lire ses pensées, il ne pouvait pas les manquer. C’était un peu comme une enseigne trop visible.

Deux heures et une flopée d’épingles plus tard, elle récupérait la structure de la robe en retenant un nouveau soupir. Pendant qu’elle la replaçant sur un mannequin, elle écoutait distraitement Hama raccompagner leur … cliente à la sortie, lui expliquant de nouveau comme ça allait se passer. Il aurait de la chance si elle en retenait la moitié.
Alors qu’elle entendit la porte se refermer, elle attendit quelques instants avant de relever les yeux pour croiser son regard qui exprimait à peu près la même chose que le sien : enfin ! Elle lui sourit et reprit la parole avec douceur.

« Heureusement que nous n’en avons pas tous les jours des comme ça …
- Je n’ose imaginer les crises de nerfs … Il serait plus difficile de ne pas les envoyer balader. Rappelle-moi pourquoi nous avons accepté de la servir ?
- Parce que tu as juré de servir tous ceux qui passeraient cette porte tant qu’ils ont les moyens de s’offrir ce qu’ils veulent ?
- Ah oui. Oui, c’est exactement pour ça. Mais certains jours, je le regrette vraiment.
- Et moi donc … mais ce n’est ni la première, ni la dernière. Même si elle était vraiment bien celle-ci. Il faut voir le côté positif : au moins, nous serons préparés quand elle reviendra pour les retouches.
- Tu dis vrai … mais avec tout ça, je suis en retard. Je vais encore me faire taper sur les doigts.
- J’en suis désolée. Tu auras de quoi raconter pendant le repas au moins.
- Tu marques un point. Tu restes ici encore longtemps ?
- Non, je ne pense pas. Juste le temps de ranger un peu et de vérifier certaines quantités.
- Tu as besoin de moi ?
- Non, ça ira je te remercie. File, tu es déjà en retard !
- A demain alors ?
- Oui. Bonne soirée Hama.
- Merci ! »

Observant l’homme sortir à moitié en courant par la porte, elle s’étira et commença à siffloter en s’exécutant. Même si elle restait plus longtemps que prévu, personne n’aurait rien à lui dire. Elle était ici chez elle et personne ne l’attendait ailleurs.

Khälen n’avait pas mis véritablement de temps à ranger. Elle était quelqu’un d’ordonnée de façon générale et, de ce fait, avait l’habitude de remettre à sa place au fur et à mesure ce qu’elle dérangeait directement après l’avoir utilisé. Et la voyant faire dans sa boutique, tous ses apprentis avaient pris la même habitude à son contact. Excepté Brynn. Elle était déjà maniaque de base. Et bien pire qu’elle-même à ce niveau-là. Elle en souriant tout en passant un dernier coup de balai destiné à virer les dernières chutes de tissus inutilisables.
De la même façon, faire l’inventaire qu’elle avait mentionné à Hama ne prit guère de temps. Un petit coup suffit puisqu’elle tenait un livre de suivi au jour le jour. Elle retira les quantités utilisées du jour, ajouta celles pour l’étole légère qu’elle avait reçue le matin et vérifia qu’elle ne manquerait de rien prochainement. Si tel était le cas, elle prévoirait un voyage pour palier à tout manque possible. Elle n’aimait pas se retrouver en manque de stocks. Cela déplaisait aux clients. Et elle ne tenait pas à avoir une mauvaise publicité.
Elle rangea son livre et sourit doucement en pensant à son apprenti. De tous, c’était lui qu’elle avait pris le plus tôt. Il n’avait que 16 ans quand il était arrivé. Il en avait désormais 49. Trente-trois années à son service. Plus ou moins. Ce n’était pas rien. Elle lui avait pourtant dit de partir, de fonder sa propre boutique et de ne dépendre que de lui-même. Comme les trois autres avant lui … les prochains agiraient-ils de même ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Et n’avait jamais cherché à comprendre pourquoi ils préféraient rester avec elle. En revanche, elle savait pertinemment que ce serait elle qui les enterreraient, pour l’instant tout du moins.

C’est en pensant à ses apprentis, à celui ou celle qu’elle n’allait pas tarder à chercher, qu’elle fermait enfin la boutique, prête à rentrer chez elle pour une soirée tranquille avec un livre entre les mains. Ou qu’elle avait été prête à le faire en tout cas tout en se demandant pourquoi elle entendait un tel raffut à cette heure. Elle était pourtant dans un quartier et une rue tranquilles. Elle avait sa grosse clef entre les mains et s’apprêtait à l’insérer dans l’emplacement prévu à cet effet quand ce qu’il semblait être l’une des causes déboula. En temps normal, elle aurait poursuivi l’indifférence totale et réelle qui la caractérisait. En temps normal, les personnes autres que ses clients, connaissances ou famille très éloignée désormais l’esquivaient sans demander leur reste. En temps normal, on ne l’interpellait pas pour lui demander un coup de main.
C’est peut-être cette nouveauté qui la fit hésiter un court instant avant de rouvrir la porte pour le laisser passer alors qu’elle ne connaissait pas les tenants et encore moins les aboutissants de cette histoire. De son histoire. Lui raconterait-il si elle le lui demandait ? Ou l’ignorerait-il le temps nécessaire avant de repartir ? Elle n’en avait aucune idée mais elle entra aussi rapidement que lui et referma derrière elle, jouant avec la clef pour verrouiller. Elle resta derrière la porte, angle qu’il était impossible de voir depuis l’extérieur. Se ressaisissant alors qu’elle entendait des pas précipité dans la rue, elle toisa alors celui qu’elle avait décidé d’aider sans y réfléchir plus que ça.

« Si jamais ma boutique a la moindre égratignure à cause de vous ou de vos amis, je vous assure que c’est moi qui vous taillerai votre dernier costume. »

Son échoppe, c’était tout ce qu’il lui restait de tangible de son père, de sa famille. C’était son héritage. Il était hors de question qu’elle le perde à cause d’un illuminé. Les pas passèrent devant la porte sans s’y arrêter. Elle préféra attendre avant de faire tout mouvement. Elle reprit, plus docilement à l’intention de son inconnu.

« Vous faites cet effet-là à chaque fois que vous passez en ville ? »

Alors qu’il lui répondait avec une question dont elle avait une réponse et une mise en garde, Khälen ne put s’empêcher de lui lancer un petit sourire narquois. Elle n’était pas née de la dernière pluie. Ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait ce genre de remarques. Peut-être qu’un jour elle s’en prendrait une … mais jusqu’ici, elle avait toujours réussi à désamorcer toute tentative contre sa personne. Parce que certains étaient doués pour parler mais pour agir derrière … la plupart se dégonflait quand on leur offrait un peu de résistance. Ce qu’elle n’hésitait pas à faire.

L’un comme l’autre ne désirant pas s’attirer d’ennuis … ou peut-être pas plus qu’il n’en avait déjà pour son ami inconnu, ils se turent, d’un commun accord tacite, lorsque des talons de bottes résonnèrent au dehors. Elle en profita pour le détailler sans se cacher, n’en ayant rien à faire.
En taille, il la dominait clairement. D’environ 20 centimètres si son estimation était bonne. Et côté corpulence, il lui faisait plutôt l’effet d’une crevette. Mais elle ne s’y fiait pas. On ne se faisait pas courir après sans raison. Et les raisons impliquaient souvent d’avoir de la ressource. C’est pourquoi elle pariait sans hésiter sur un corps musclé planqué sous le cuir apparent. Qui aurait bien besoin d’être entretenu d’ailleurs. C’était n’importe quoi … Elle en fit une moue désapprobatrice.
Ses cheveux étaient originaux, que ce soit leur longueur ou leur couleur. Quant à ses yeux … bien qu’elle n’ait rien contrôlé, elle appréciait toujours de voir quelqu’un qui avait la même teinte que les siens, même si ceux de son invité étaient plus clairs.

Elle ne s’attendait pas vraiment à une réponse à sa deuxième question, voyant plutôt en elle une question rhétorique. Souriant doucement, elle reprit la parole.

« Je pense voir oui … peut-être pas dans le détail mais je crois avoir une assez bonne idée générale. Et elle me suffit largement … »

Moins elle en savait à ce sujet, mieux elle se porterait. Et elle n’aurait pas à mentir si quelqu’un lui posait des questions douteuses. Bien qu’elle ignore qui pourrait l’avoir vue laisser entrer cet homme qui pouvait très bien être un client qui se présentait sur le tard. Rangeant la question dans un coin, elle voulut poursuivre mais l’herbe lui fut coupée sous le pied. La changeuse de forme le suivait des yeux alors qu’il arpentait docilement sa boutique. Ses formulations ne lui plaisaient que moyennement. Et elle n’aimait pas s’entendre dire qu’elle avait le devoir de répondre. De sa voix grave, elle commença à satisfaire sa curiosité … en reprenant par le début.

« Je ne sais pas pourquoi vous feriez ce genre de chose. Mais parfois, nous ne décidons pas de ce qui se passe. Un peu comme votre échappée. J’imagine qu’elle n’était initialement pas dans votre programme du jour. Je n’ai rien non plus contre vous. Si c’était le cas, vous auriez eu un rire au nez et une porte close. Et vous seriez toujours en train de cavaler je présume. Et ce n’était pas une menace, pas quand je l’ai énoncé. C’était juste un simple constat. Ce sont vos propres actions qui détermineront si c’en devient une. Ou pas, puisque vous n’avez rien contre moi. »

Elle pencha la tête à droite et décida d’aller se chercher de quoi boire. Il devait rester de l’eau. Ce serait largement suffisant. Tout en se déplaçant, elle consentit à continuer, songeant que oui, il lui avait donné pas mal de détails, qu’il en soit conscient ou pas.

« Sinon je m’appelle Khälen, enchantée. Et je suis tailleuse. J’ai hérité cette boutique de mon père adoptif. Elle m’appartient depuis quelques dizaines d’années maintenant. A une ou deux près, je ne tiens pas un compte au jour le jour. Je suis aussi sauveuse parfois, à mes heures perdues. Un verre d’eau ? »

Allons bon, voilà que la couleur de sa fine barbe, noire, ne collait pas du tout avec celle de ses cheveux, totalement blancs. Ce n’était pas commun ça. Son cerveau commençait à lui souffler une idée, rassemblant des connaissances qu’elle avait obtenues il y a bien longtemps en laissant trainer ses doigts sur les livres de la bibliothèque. Une histoire de métissage … mais  elle n’était plus très sûre. Et dans l’absolu, peu lui importait. S’il était le genre d’homme auquel elle s’attendait, il était peu probable qu’ils se recroisent un jour. A moins qu’il ait de nouveaux des emmerdes et que sa boutique soit le premier refuge auquel il pense …

Ils se ressemblaient ? Ah bon ? Physiquement, à part une couleur d’iris similaire … ce n’était pas vraiment ça. Moralement, elle en doutait également. Cela dit, l’habit ne faisait pas le moine. Peut-être était-elle un peu trop prompte à juger selon les apparences alors qu’elle était la première à le déplorer quand c’était elle la victime. Peut-être que les circonstances ou sa façon de parler l’influençaient. Peut-être qu’elle en saurait plus. Ou pas. Là encore, peu lui importait. Elle saurait écouter s’il décidait de partager ce qu’il était et n’en prendrait pas ombrage s’il choisissait de rester muet comme une carpe.
Est-ce qu’elle en avait bavé ? Pas véritablement. Elle ne se souvenait pas de ses toutes premières années avant que Maorn ne la récupère sur cette route du Harad en rentrant chez lui. Elle supposait qu’elles n’avaient pas été de tout repos voire même difficiles, surtout pour une enfant de son âge. Mais elle n’en avait aucun souvenir alors pourquoi y perdre son temps ? Il y avait bien eu la fois où des cailloux lui avaient jeté, cette même fois où elle avait gagné ses cicatrices. Elle ne comptait pas les cas où les autres étaient simplement répugnés par ses cornes. Il y en avait eu, il y en avait encore et il y en aurait toujours. Elle avait appris à vivre avec et cela ne la dérangeait plus. Elle ne pouvait pas se faire aimer de tout le monde. En fait, si elle en avait bavé, c’était surtout d’un point de vue émotionnel … et chaque fois que l’un des siens quittait cette vie pour une autre.
Alors au final, peut-être que oui, dans le fond, ils se ressemblaient.

« En quelques occasions, oui. Mais comme tout le monde … Dans l’ensemble, je ne pense pas avoir été plus malheureuse que d’autres. Loin de là … »

Après tout, chacun voyait certains des siens mourir. De son côté, le nombre était juste bien élevé à cause de cette foutue durée de vie étendue. Malgré les années, malgré tout le temps écoulé depuis la disparition d’Ared, elle n’hésiterait toujours pas à s’en débarrasser pour le rejoindre.
Autrement, elle avait eu son lot de bonheur et ne changerait ça pour rien au monde. Elle avait peut-être eu son lot de malheurs mais ce n’était pas ce qu’elle retenait de son existence.

Khälen l’écoutait parler tout en lui rapportant de l’eau. Elle acquiesça à ses deux questions, penchant ses cornes sur la droite. Mais elle persistait : elle n’aimait pas trop le ton qu’il employait, comme si elle allait lui obéir sans avoir son mot à dire. Ce n’était pas ce à quoi elle était habituée. Et en règle générale, c’était elle qui en haut de la chaine de commandement. Dans le royaume qu’était sa boutique en tout cas.
Alors qu’il déployait sa carcasse, il lui posa une autre question, induite d’une supposition. Pas de bol. Elle était erronée. Elle n’appréciait pas non plus l’inflexion qu’elle percevait dans sa voix, comme si son choix était indigne. Mais peut-être qu’elle était trop sur la défensive. Alors elle lui répondit calmement.

« Vous supposez mal. J’ai toujours été tailleuse. Depuis … peu ou prou 150 ans, je ne compte plus vraiment les années depuis un petit moment. Avant, j’étais juste une enfant qui regardait son père coudre avec envie et qui suivait sa mère à la bibliothèque. Encore avant ça, je ne m’en rappelle pas. »

Elle haussa les épaules et poursuivit avec la même tranquillité.

« Pourquoi cette question ? Je donne l’impression d’avoir eu une vie antérieure à celle de tailleuse ? Vous m’auriez imaginé faire quoi à la place ? »

Elle posa son séant sur le bord de son propre bureau et croisa les chevilles. Elle regarda son invité du soir sans animosité ni crainte avant de continuer, croisant les bras dans la foulée.

« Et vous alors ? Vous avez couru toute votre vie ou vous avez eu des périodes plus calmes ? »

Khälen remarqua le sourire naissant, chose qu’elle ne s’attendait pas forcément à voir sur le visage de son intrus. Et encore moins le rire qui suivit. Boute-en-train n’était pas un adjectif qui lui était souvent attribué. Voire jamais, en fait. Non pas qu’elle ne souriait pas, au contraire. Elle le faisait tout le temps en présence de clients mais c’était plus par automatisme qu’autre chose. Les ventes se faisaient moins bien si elle était maussade. Autrement, cela ne l’empêchait pas de sourire naturellement, sincèrement, avec certains clients. Tout dépendait de leur relation et du respect qu’ils lui témoignaient, même si elle n’était que tailleuse. Certains avaient tendance à croire que tout leur était dû avec l’argent …
Au-delà de ça, elle savait sourire et rire en présence des siens, évidemment. Mais leur nombre avait la fâcheuse tendance à diminuer drastiquement au cours des années. Actuellement, il n’y avait bien que la famille de Hama qu’elle considérait comme la sienne … Celle qui descendait de ses frères était trop éloignée d’elle. Elle avait été proche de ses neveux et nièces puis de leurs enfants. Après ça, elle s’était volontairement écartée. Puis son existence avait été oubliée au fil des années. Le croyait-elle en tout cas. Si quelqu’un venait sonner à sa porte en prétendant être de la même famille, il lui faudrait fournir un arbre généalogique complet …

Oui, elle l’excusait volontiers, hochant brièvement la tête, faisant clinquer ses chaines. Mais en quoi n’y était-elle pour rien ? Oui, elle voulait bien comprendre mais il fallait lui expliquer … Ah. Ça. Elle ne confirma ni n’infirma ce qu’il venait de dire. Peut-être aurait-elle dû jouer l’ingénue mais ce n’était pas son genre. Par contre, pourquoi croyait-il qu’avoir des cornes faisait d’elle une changeuse de peau ? Elle était curieuse. Ceux qu’il avait éventuellement rencontrés en avaient ?
Elle l’observa se taire puis basculer doucement, comme pour se retenir d’exploser de rire. Un sourire amusé se dessina sur ses propres lèvres alors qu’elle attendait la suite avec une légère impatience. Elle ne savait pas vraiment à quoi s’attendre et la curiosité continuait de l’emporter. Puis elle comprit où il voulait en venir. Elle continua de sourire, toujours amusée. Cela dit, il n’était pas le premier à la lui sortir … Ared avait une longueur d’avance sur lui. Il devait avoir écoulé à peu près toutes les vannes à faire d’ailleurs. Arborant un sourire ravi en pensant à une époque passée, elle reprit à son intention.

« Je suis désolée, vous n’êtes pas le premier à me la faire … mais je suis heureuse de pouvoir vous aider à rire. Il faut de temps en temps. Par contre, je serai intéressée de savoir pourquoi mes cornes font de moi une changeuse de peau. Après tout, certains hommes en ont aussi et ils sont loin d’avoir la capacité de se métamorphoser … puis, plus sérieusement Vous en avez déjà croisés avec des cornes ? Des changeurs de peau je veux dire, pas des hommes. »

Le fait était qu’au Val, ce n’était pas le cas le plus répandu, loin de là. Et le temps qu’elle énonce sa question,  il avait déjà remis un masque neutre, dissimulant le rire qui l’habitait un peu plus tôt. Dommage. Elle avait l’impression, peut-être se trompait-elle, d’avoir eu une sorte de faveur et que ce n’était pas une facette qu’il montrait tous les jours. La probabilité qu’elle soit dans l’erreur était élevée puisqu’elle ne le connaissait pas.
De nouveau, il reprit un ton pour s’adresser à elle comme si elle était une demeurée. Ou c’est la sensation qu’elle en avait. Avait-elle l’air idiote à ce point ? Ou c’était le fait d’être une femme peut-être ? N’ayant pas de réponse, immédiate, elle réprima un grommellement de désapprobation et écouta plutôt ce qu’il avait à dire.

# Bingo ! J’avais bon !#

Il ne lui fallait pas grand-chose pour être satisfaite et savoir que sa théorie de métissage était la bonne lui suffisait largement. Continuant d’être attentive, elle écarquilla les yeux à la mention de ses anciennes activités. Qui ne le resteraient peut-être pas longtemps, elle n’avait aucun moyen de connaître sa volonté. Mais c’était de la surprise et non de la peur. Dans l’absolu, avec ce qu’il lui avait dit avant, elle ne devrait même pas l’être, étonnée. C’était surtout le fait qu’il lui balance ça comme ça, comme s’il lui demandait de nouveau un verre d’eau. Du peu qu’elle en savait, c’était plutôt le genre de personne à rester discret et à se faire oublier.
Quant à la peur, s’il voulait lui faire subir quoi que ce soit, être effrayée ne changerait pas la donne. D’avis général, ça n’avait aucun effet donc pourquoi perdre son temps ? Depuis toute petite, elle avait appris à être terrifiée par ceux qui pouvaient lui en vouloir, pour des raisons X ou Y. Ou XY dans le cas de filles jalouses quand elle avait épousé Ared. La situation actuelle rentrait dans ce domaine, elle en avait l’habitude. Et la stupéfaction de la simplicité de l’annonce l’emportait surtout.
Elle ne put s’empêcher un petit rire à sa conclusion. Ce n’était pas très sérieux mais au moins il gardait le sens de l’humour. Et c’était toujours mieux que des gens bougons.

« Effectivement, je vois ça ! Mais vous trichez aussi avec une nouvelle mémoire ! Ce n’est pas très équitable ! »

Khälen décroisa les chevilles pour faire les recroiser aussi sec mais dans l’autre sens. Elle le regardait sans ciller en poursuivant.

« En tout cas, je comprends mieux votre réaction vis-à-vis de la menace qui n’en était pas une. Et pourquoi une fanfare vous accueille à votre arrivée. Votre nouveau départ risque d’être assez folklorique à ses débuts … énonça-t-elle, marquant une pause avant de reprendre Je n’y serai certainement jamais mais je n’aimerai pas vraiment être à votre place. Devoir se méfier de tout et tout le monde parce qu’on ne sait pas sur qui l’on va tomber … ne pas se souvenir de gens que l’on a croisé. Apprécié … Vous n’auriez pas une sorte de carnet de route ou équivalent qui pourrait vous aider à y voir un peu plus clair ? A moins que vous n'aimiez trop les surprises pour vous en passer ? »

Un sourire amusé était de retour au coin de ses lèvres.

Khälen suivit des yeux ce qu’il lui désignait et … ne fut pas surprise. Elle n’ajouta rien à son silence. Hormis ça, rien ne la distinguait d’une femme humaine. Excepté sa peau à la rigueur … mais autrement, c’était presque littéralement écrit sur son front. Après coup, elle se demandait pourquoi elle avait posé la question. Cela dit, ç’aurait pu être un autre petit détail et elle aurait été heureuse de le connaître. Mais non, la réponse restait classique. Aucune importance. Ce qui en avait un peu plus, c’était qu’il ne répondait pas à ses autres questions : avait-il déjà croisé d’autres changeurs de peau ? Et si oui, ceux-ci avaient-ils des cornes ? Il n’en avait rien dit. Et elle n’en saurait probablement pas plus. Une autre fois qui sait ?
Sans bouger d’un iota, elle l’observa se redresser comme au ralenti et venir à elle. Qu’avait-il en tête ? Haussant un sourcil curieux, ce côté intrigué se mua en méfiance quand il fut trop près et qu’il tendit une main vers ses cornes. Se préparant à lui en coller une, ou au moins le tenter puisque s’il avait été assassin et tueur à gages, ses réflexes devaient être excellents, elle laissa faire malgré tout. Elle n’était pas fan de ce qu’elle présentait mais ce n’était pas pour autant qu’il fallait lui sauter dessus. Elle frémit, sans le vouloir, quand ses doigts effleurèrent ses cornes.
Elle répondit docilement, sa voix trahissant malgré tout le léger malaise que son geste avait provoqué.

« Non, effectivement, je ne suis rien de tout ça. Pas même une personne particulière. Je suis juste une tailleuse avec des cornes, rien de plus. Et cela me suffit amplement. »

Elle n’aimait pas faire étalage de cette spécificité même si elle l’assumait complètement. Elle faisait partie d’elle il est vrai mais cela ne faisait pas d’elle une femme totalement différente des autres. Elle le voyait ainsi en tout cas.
Chassant la sensation de résidu sur ses cornes qui persistait vaguement, elle reprit, souriante.

« Par rapport à ceux qui voudraient oublier tout leur passé et recommencer, avoir une nouvelle mémoire qui écrase l’ancienne, si, c’est un peu de la triche. Mais nous n’avons peut-être pas la même conception de la triche … aucune importance. Vous avez bien raison de profiter de la vie. Nous n’en avons qu’une, il serait dommage de perdre son temps. »

Ce qui était préjudiciable, c’était la durée accordée à chacun. Elle n’était pas la même pour tous. Ils en étaient tous les deux témoins, elle en tant que changeuse de peau, lui en tant que semi-elfe. Elle ne savait pas si cela avait impacté sa vie de la même façon que la sienne. Cela étant, lui avait plutôt eu tendance à chercher à la raccourcir s’il avait été assassin. Le fait qu’il soit toujours vivait prouvait au moins que ce n’était pas un amateur. Dans ce domaine,  ils faisaient rarement long feu. Comment il en était arrivé là l’intriguait un peu …
Mais ces derniers propos et le fait qu’il aille à la fenêtre observer l’extérieur laissait supposer que ça ne serait pas pour aujourd’hui la discussion amicale autour d’un thé et des petits gâteaux. La scène était plutôt cocasse à imaginer et elle lui tira un léger éclat rire qui ne dura qu’une fraction de secondes.

« Croyez bien que si c’était vraiment le cas, je vous en aurai fait part. Je ne suis pas du genre à me prendre la tête. Et vous seriez déjà dehors. A supposer que vous ayez seulement mis les pieds à l’intérieur. »

Khälen se redressa de sa position et s’étira. S’il y allait, elle allait pouvoir fermer, vraiment cette fois, et rentrer à son tour. Ce qui ne serait pas de refus même si la rencontre avec cet inconnu n’était pas désagréable.

« Simple vagabond ou non, je ne peux que vous souhaitez bonne chance, quels que soient les chemins que vous emprunterez. »

Elle marqua une pause, lui sourit, puis reprit.

« Si jamais vos pas vous ramènent par ici et que vous avez besoin d’un verre d’eau, n’hésitez à passer. »

Khälen sourit, amusée mais sans se moquer, quand, de toute évidence, il hésitait à partir. Elle ne pensait pas avoir fait une si bonne impression que ça. Elle ne l’avait pas cherché non plus. Elle avait été elle-même, rien de plus, rien de moins. Peut-être que c’était ça qui lui avait plu ? Peut-être que celles qu’il rencontrait se faisaient passer pour ce qu’elle n’était pas ? Peut-être que c’était juste une question de sincérité …
Il avait l’air d’être surpris de la proposition. Pourtant, elle n’avait rien d’exceptionnelle. Il n’avait pas foutu le bordel dans sa boutique, tout était intact. Par conséquent, il avait l’autorisation de revenir s’il le souhaitait, en tant qu’invité évidemment. En tant que client, il était toujours le bienvenu. En tant qu’ami … elle ne connaissait même pas son nom alors il était un peu prématuré de le considérer en tant que tel. Peut-être plus tard qui sait ? En tout cas, elle aurait fait la même proposition à quiconque. Correction : à quiconque se serait montré un minimum intéressant.  Sans oublier le fait qu’il était passé outre ses cornes pour lui demander de l’aide, tout le monde n’avait pas les gardes aux trousses. Et tout le monde n’avait pas ce genre de problème de mémoire en ayant été tueur à gages … Il était différent et pas uniquement physiquement parlant. Oui, elle ne l’avait croisé qu’une fois, ne lui avait parlé qu’un petit moment mais il lui plaisait bien.

Malgré ça, la changeuse de peau le regarda se rapprocher avec une légère suspicion. Qu’allait-il faire ? La tuer pour ne pas laisser de témoin ? Bien trop cliché à son goût mais elle n’avait pas pu s’empêcher d’y penser brièvement et cette pensée la faisait rire intérieurement. Le fait est que ça ne collait pas non plus avec ces derniers propos. Cela dit, il pouvait être très bon menteur, après tout, elle ne le connaissait pour ainsi dire pas …
L’observant tendre la main, poing fermé, vers elle, elle lui lança un regard curieux. Que voulait-il ? Qu’elle fasse la même chose ? Elle l’écouta tout en tendant la main à son tour, estimant qu’elle ne craignait rien de particulier à effectuer le même geste. Un rire lui échappa quand le nom de Beorn surgit dans la conversation.

« Je lui passerai le bonjour si je le crois avant vous alors … »

Ce n’est qu’à ce moment qu’elle détailla l’objet qui était désormais sien. Une magnifique broche blanche. Elle était bien  trop précieuse pour qu’elle l’accepte comme ça sans rien dire. Mais il lui coupa l’herbe sous le pied. Elle lui sourit en retour.

« Merci. J’en prendrai soin. »

Elle garda pour elle le fait que ce n’était pas nécessaire et qu’une choppe à la taverne du coin lui aurait largement suffit. Mais il faut parfois savoir garder pour soi certaines remarques. Elle lui suivit des yeux quand il se dirigea vers la porte et lui rendit son signe de la main avec plaisir. La porte se referma sur lui.

Peu après, Khälen quitta sa boutique à son tour, ferma derrière elle et rentra chez elle avec un sourire aux lèvres. Une fois chez elle, elle se laissa tomber dans son fauteuil, oubliant ses amies Grâce et Elégance dans un coin de sa maison. Détachant les boucles de ses bottes, elle les laissa choir au sol, faisant claquer les talons qui résonnèrent brièvement dans la pièce. D’une main, elle attrapa un portrait jauni qu’elle regarda avec tendresse et de l’autre, elle commença à jouer avec l’un de ses pendentifs.

« J’ai plein de choses à te raconter aujourd’hui … »

Mais par où commencer ? Le début semblait être une bonne idée … elle sortit une broche de sa poche et relata à voix basse sa journée.

● RP terminé ●