Chasse au trésor [Albiciade & Gaël]

Les hauts murs de Pelargir lançaient leur ombre fraîche sur les ruelles de la cité. Hamilkar avait accosté en fin de matinée sur les grèves solides du port où l'effervescence habituelle suivait son cours aussi tumultueux que le fleuve. L'Anduin, gonflé par la fonte des neiges accourues depuis les massifs montagneux, drainait des eaux brunes et lourdes et la crue avait badigeonné les rives d'un limon graveleux où des ordures jetées en amont étaient venues s'échouer. Les nuages, éparses, dévalaient de l'Ouest sur les plaines, chargé d'averses fort diffuses et insuffisante à mouiller les champs.
Les chantiers navales dressaient des carénages élégants ou bientôt viendraient se fixer les pans de coque goudronnés. Les mats accueillaient les mouettes chapardeuses, et les gréements sifflaient d'une brise descendue des hautes terres. L'affairement des équipages animait les quais d'une vie pleine de charmes discrets où le geste simple du charpentier côtoie les simagrées usées des marchands d'orient, où le rabot se mélange avec les étoffes fines et lumineuses apportées des provinces septentrionales. Les langues s'agrègent dans un mouvement d'ondes brouillées, et l'oreille érudite peut déceler la filiation des dialectes dans les mots douées d'une sonorité proche.

Hamilkar après avoir remis quelques précieux courriers à l'amirauté, alla s'enquérir dans le vieux port d'un capitaine de confiance dont le nom ne serait encore pas trop connu. La mission que lui avait confié Alcibiade exigeait une discrétion prudente. Par chance, son visage était étranger aux gens de Pelargir, bien que son allure auguste témoigna de sa noblesse naturelle. C'était particulièrement son regard, fin et perçant comme une lame effilée, qui marquait le caractère aristocrate de son âme pourtant simple.
Le capitaine avait choisit de procéder d'une manière avisée bien que peut être risquée : plutôt que de demander un officier de confiance au messe de l'amirauté qui aurait pu lui fournir un arriviste hypocrite ou un jeune coq de haute naissance, il avait habillement tu son affaire. Hamilkar avait choisit de questionner les équipages, dont la voix unanime ne peux mentir sur le talent et la sagesse de son capitaine. Aussi, le lieutenant d'Alcibiade arpenta les grèves et mena une inquisition minutieuse pour dénicher la perle rare. Il lui vint aux oreilles le nom de Gaël Azra. Ses hommes semblaient lui accorder une confiance presque aveugle, bien que sa valeur soit encore inconnue de ses supérieurs. Avant toute chose il lui fallait inspecter son navire afin de jauger par procuration du caractère de l'homme. Une nef laissée à l'abandon ne pouvait que présager un caractère négligent. Ainsi Hamilkar avait-il pour habitude de juger les capitaines non au récit de leur exploits ou voyages, mais à la rigueur de l'entretient de leur vaisseau.
Bientôt il se trouva devant le navire du capitaine Azra. C'était une caraque dans la force de l'âge. Son nom belliqueux, le Concasseur, témoignait de sa vocation militaire. Ses hauts bords assuraient une tenue par haute mer, et le profil de la coque laissait deviner une bonne gîte, même par vent de travers. Le navire semblait avoir souffert de quelques avaries lors de son dernier voyage, mais les réparation en cours viendraient effacer ces blessures éphémères. De plus, en dehors des quelques dégâts apparents, le reste du navire semblait en parfait état. Les mâts, d'un bois récent, luisaient d'un éclat poncé sous les rayons de soleil. Les charnières du gouvernail n'étaient pas rouillées, et témoignaient ainsi d'une attention particulière à la manœuvre. Ainsi fut positivement constitué l'opinion a priori d'Hamilkar. Restait le second aspect de sa mission : un bon capitaine n'est pas nécessairement un gentil homme comme le prouvent les capitaines corsaires à la réputation sanguinaire mais au savoir maritime bien instruit. Tout officier pouvait cacher un fieffé coquin plutôt qu'un esprit chevaleresque.
S'étant fait indiqué son lieux de résidence, il gagna une auberge aux abords du quais. C'était le genre d'établissement où les marins fatigués venaient le trouver le réconfort dans l'alcool et les filles de joies. À l'entrée quelques aguicheuse présentait des poitrines à demi dénudées. Leurs lèvres maculée de baumes carmins murmurèrent quelques propositions au capitaine lorsqu'il franchit le seuil, les ignorant d'un sourire ironique. Son cœur allait à une autre, loin de là, dont la beauté et le caractère bienveillant rendait toute autre forme féminine fade et inodore.
Hamilkar s'était fait indiquer l'allure d'Azra et l'identifia formellement, attablé autour d'un repas frugal. Plutôt que de se présenter immédiatement, il prit une table et commanda à boire. Pendant un long moment il demeura silencieux, fixant du coin de l’œil l'autre capitaine et sirotant du bout des lèvre la bière ambrée dont le sucre charmait sa langue de  saveurs fumées. Enfin, après qu'un temps suffisant se fut écoulé pour faire croire à sa présence comme à un pur hasard, il se leva, recommanda un autre bock puis se présenta à la table de Gaël afin d'éprouver ce dernier.

« Bonsoir monsieur. Puis-je me joindre à vous ? Je suis étranger en cette ville et n'ai nulle compagnie pour m'informer du monde... »
Ce faisant il attrapa un tabouret, posa son large verre débordant de mousse, et s'assit sans même attendre l'autorisation de son interlocuteur. Il renifla une seconde, et poursuivit tout en tirant dans le même temps de sa poche une vieil blague à tabac au cuir usé dont il tira une pipe faite en écume de mer.
« Permettez moi avant toute chose de vous offrir à boire... »
D'un geste il indiqua à une servante d'apporter de quoi resservir le capitaine du Concasseur. Puis il bourra sa pipe énergiquement et craqua et chauffa un tison sur la flamme d'une chandelle avant de le porter dans le creux du fumoir d'où se dégagea une odeur de tabac sucrée et enivrante. Ayant tiré une bouffée, il se mit à parler d'une voix basse presque couverte par le brouhaha de la taverne.
« J'ai comme qui dirait, une proposition : elle n'est pas très vertueuse, il me faut vous l'annoncer d'office, mais je vous le demande : existe-t-il en cette ville encore un homme intègre ? La pourriture hante ces murs plus que les rats. Mais c'est une pourriture de l'âme et non de la chaire, et si certains diront de moi que je suis malhonnête, qu'ils me désignent un homme loyal. Notre amiral, lui même, ce damné Alcibiade a bien des affaires louches qui masquent une corruption depuis trop longtemps installée à la vue de tous. Ma parole, on ne sait qui il sert : est-ce ce fantoche d'Aragorn ? Ou bien suit-il ses propres ambitions ? »
Hamilkar porta sa pipe vers ses lèvres, non par envie de fumer mais pour laisser à son locuteur le temps de dévoiler sa pensée.

L'homme avait un parlé franc. Cela plu immédiatement à Hamilkar bien qu'il ne le fit point paraître. De plus il semblait légèrement éméché par les bières ingurgitées. Sa descente témoignait d'un goût évident pour l'alcool, chose commune chez les marins et que le capitaine de Tolfalas ne pouvait blâmer, aimant lui même s’enivrer de temps à autre. Le caractère de l'homme saoul était un curiosité qu'Hamilkar, malgré les années, redécouvrait avec plaisir ou résignation, c'était selon. Une chose était pourtant certaine : l'alcool délie les langues, et celle du capitaine Azra semblait incapable de mentir à cet instant. Il semblait fier de sa loyauté et c'était chose peut être rare en ces temps difficiles.
Bien sur, il avait évoqué son sens de l'autorité, révélant par là une personnalité pragmatique plus qu'aveuglement fidèle. Alcibiade aurait apprécié cela. Car ce qui liait l'amiral et son lieutenant, c'était leur sens vague du service : les ordres étaient une chose, une conduite juste était davantage. Ainsi ce caractère à la morale libertaire convenait fort bien à la tâche confiée : puisqu'il fallait rencontrer l'Archiforgeron Hatori Hanzok dont le caractère anarchiste était réputé, autant choisir une personne indépendante plutôt qu'un laquai servile et sans initiative.

Hamilkar laissa s'écouler un court silence, fixant Gaël au plus profond du regard. Ses yeux gris comme un ciel de plomb étaient capable de faire ciller la plupart des imposteurs. Mais Azra supporta sans cligner ce duel secret. Les effluves bleuies jaillies des pipes dansaient dans l'air épais de l'auberge. Les bouffardes avaient installées comme un brouillard autour de ces deux capitaines à l'allure stoïque. Le plafond, couvert d'un nuage violet qui masquait presque les poutres de chêne massif, supportait le balancement léger de quelques lanternes dont la clarté mourante annonçait que la nuit était bien entamée.

« Vos paroles témoignent d'un caractère bien trempé. Mais n'ayez crainte : malgré mes paroles provocantes, je ne voulais qu'éprouver votre sens moral. Je sers un homme dont le sens de la justice est reconnu de tous dans notre royaume et même au-delà. Cependant je ne peux, pour le moment, vous en dire d'avantage. Ce n'est ni le lieux ni l'instant propice... »

Brusquement sa voix se fit plus basse et il se pencha soudainement à l'oreille d'Azra pour y glisser ces derniers mots pleins d'un sens confus que le murmure grave et tout juste audible de l'homme rendait encore plus pesant:

« Sachez cependant que si vous acceptez ma mission, elle n'aura qu'un seul et unique but : servir le peuple du Gondor, nullement ses seigneurs. Vous ne gagnerez rien, et votre mérite, si notre mission touche à son but, ne sera connu de personne, si ce n'est des très rares initiés qui y prendront part et se garderont bien d'en faire confidence. Votre seule récompense sera quelque amitié et une fierté secrète dont vous seul aurez le secret…
Si vous acceptez ma proposition, accrochez un pavillon rouge au mât de misaine du Concasseur demain matin et attendez moi dans votre cabine après avoir congédié l'équipage. Alors je vous en direz plus…
À présent, il nous faut donner le change, les murs ont des oreilles : vous allez donc me décrocher une bourrade, pas trop forte je vous prie, puis me couvrir de nom d'oiseaux le temps que je quitte cette taverne.»

Hamilkar, les dents serrées, se prépara à recevoir le coup. Il en avait encaissé suffisamment dans se jeunesse pour savoir les ignorer sous le coup de la fureur, mais la large carrure d'Azra et ses mains épaisse l'intimidait cependant. Néanmoins, c'était là un prix peu cher payé, en comparaison des ennuies que pouvait soulever la mission par manque de prudence...

"L'aurore au doigts de rose". Cette expression d'un poète oublié trouvait tout son sens aux vues de l'aube naissante qui chamarrait les grappes de nuages de sa tendre parure. La lumière, diffractée dans l'air humide du matin, effaçait dans l'azur le croissant de lune qui avait illuminé la fraîche nuit. La ville et ses pierres blanches somnolaient encore d'un paisible sommeil. Le chant du coq troubla bientôt le silence et les essaims sonores s'éveillèrent dans les divers quartiers : vers l'arsenal, ce fut d'abord le grincement des soufflets de forges, puis le tintement des enclumes ; des grèves le roulement jamais éteint du bois et des mâtures fut bientôt recouvert par le piaillement des mouettes ; aux marchés de la ville, les échoppes démarrèrent leur fracas et les cris de marchands éclatèrent bientôt en tout point. Les écuries reçurent le claquement des sabots ou de l'éperon cinglant sur le pavé, les ruelles s'animèrent du parcours des charrettes et des enfants hurlant dans leurs jeux et dont les voix fines et perçantes résonnaient sous les porches et dans les courettes.

Fatigué de son voyage et de son coucher tardif, Hamilkar se leva alors que la journée était bien entamée. La nuit porte conseil à ceux qui s'interrogent. Le marin avait songé à cette mission périlleuse qu'il s'apprêtait à confier à un inconnu. L'homme était-il digne de confiance ? Une erreur de jugement pouvait avoir de très lourds conséquences. Mais Hamilkar ne s'était encore jamais trompé et le témoignage des marins parlaient en sa faveur. Aussi, il décida de s'en tenir à l'impression brève qu'il s'était faite la veille.
Le capitaine de Tolfalas se revêtit de sa cape de voyage, ôta tout signe ostentatoire qui eut pu trahir son grade et gagna les quais où le Concasseur était amarré. Il aperçut bientôt le symbole convenu agiter sa carnation en haut du mât que la brise sud remontant du golfe de Belfalas faisait pointer tel un présage du voyage à venir. Sur le pont, il aperçut un homme à l'allure farouche et peu commode. Loin d'en être effrayé, il devina qu'il devait s'agir du second, l'homme de confiance du capitaine Azra. Hamilkar emprunta la passerelle, et se trouva sur le pont. Jacob le mena alors dans la cabine de Gaël où ce dernier l'attendait.
La présence du second était cependant importune : cette mission exigeait une discrétion extrême et la présence d'une tierce oreille était pour le moment malvenue. En tant qu'ancien second d'Alcibiade, Hamilkar savait les liens qui pouvaient ou non unir un capitaine et son premier lieutenant. Le fait que Jacob n'avait pas été congédié comme le reste de l'équipage, témoignait certainement d'un respect réciproque entre Gaël et celui-ci, mais le gouverneur de Tolfalas préférait prendre ses précautions :

« Pardonnez moi capitaine Azra, mais une chose me chiffonne : il me semble vous avoir demandé de m'attendre seul. Votre second a sans doute toute votre confiance, mais l'affaire qu'il me faut vous confier requiert le sceau du secret absolu. Rien ne vous empêchera de lui révéler mes paroles plus tard si vous le jugez nécessaire, mais pour l'instant, j'aimerai un entretien seul à seul... »


Azra d'un hochement de tête, intima à Jacob de se retirer. Le second, sans rechigner quitta la cabine puis en referma la porte. Hamilkar scruta un instant la cabine et ses ornements coquets. Visiblement, Gael était un capitaine qui avait bourlingué, les souvenirs de voyages encombrant le petit espace cloisonné : quelques poignards sertis de pierreries, des livres à la reliure de cuir usée et d'autres objets exotiques dont le gouverneur de Tolfalas n'aurait sut dire le nom ou l'utilité. Enfin, il commença à exposer son affaire en détail. Il sortit pour cela de sa besace au cuir mordoré un parchemin qu'il déplia sur la table et qui s'avéra figurer une carte.

« L'amiral Alcibiade, dont je suis le mandataire, a récemment fait une découverte pour le moins étrange : cette carte au dessin habile : voyez la rose des vent ! Comme vous le constatez, elle figure une île ainsi que quelques indications inscrites dans des runes que nous ne pouvons lire. Elles sont vraisemblablement de nature naugrim...mais leur glyphes cachent peut être encore une autre langue… Nous avons consulté au préalable les archives du Royaume, mais elle n’apparaît nulle part. Cependant vous noterez quelques détailles : d'abord elle figure quelques cours d'eau, trois au total, ce qui indique que sa taille est conséquente.
D'autres part les lignes de récifs sur la côte ouest sont assez restreintes. Une telle indication témoigne d'un désir de signaler leur présence. Toute côte est dangereuse, or plus l'échelle de la carte est petite, plus on tend à supprimer ce genre d'élément qui relèvent du détail. Ce n'est pas le cas, et la minutie du travail laisse à croire que ce dessin a été effectué par un cartographe hautement qualifié. Ce second point vient donc corréler le premier. Nous avons donc affaire à une île qui ferait entre un tiers et la moitié de celle de Tolfalas. Davantage signifierait qu'elle se trouve en des eaux trop lointaines. Sa colonisation pourrait nous être profitable...
Enfin, elle ne figure aucune géographie élevée. Cela expliquerait donc pourquoi elle est demeurée inexplorée de nos marins. L'amiral souhaite donc tirer cette affaire au clair et vous charge dans un premier temps, et cela par mon intermédiaire, d'éclaircir ce mystère en vous rendant aussi vite que possible dans la cité de Khazad Dûm, où vit Hatori Hanzok, l'Archiforgeron de la cité. C'est un ami d'Alcibiade et l'un des plus grands érudits du royaume, et il nous aidera probablement à déchiffrer les runes en marge du tracé topologique.

Si je n'avais eu la charge de Tolfalas, je m'y serais rendu moi même, mais l'agitation des corsaire d'Umbar exige ma présence la plus brève. Nous vous confions donc cette mission, de la plus haute importance, afin de servir le Gondor. Acceptez vous cette tâche capitaine Azra ? »