Une nuit dans une auberge à Barad-Dur [PV Ciara]

Guidée par les hurlements d'orcs en rut qui s'en échappaient, Ahn arriva devant l'auberge et se glissa à l'intérieur avec toute la discrétion dont elle pouvait faire preuve. Sans être trop effrayée par l'ambiance grivoise, elle ne souhaitait pas trop attirer l'attention. La mission qu'elle s'était fixé nécessitait qu'elle observe sans se faire remarquer et se fasse une opinion sans être importunée. Elle avait en effet décidé de rencontrer la fameuse Tatiana, femme puissante et influente qui pouvait être un appui utile.
L'odeur la prit à la gorge. Une odeur âcre de sueur mêlée de parfum, d'alcool et de fluides divers.

« Vas-y chérie ! Danse ! Danse ! »

L'orc qui criait ainsi était énorme, surexcité et définitivement hideux. Bien qu'elle soit habituée à assister à pareils spectacles, elle ne put s'empêcher de frémir en comparant d'un coup d'œil la montagne de chair à la frêle et gracieuse jeune femme visée par les cris railleurs de l'assemblée. Autant elle admirait la réussite de la patronne, autant elle ne pouvait comprendre que quiconque puisse vivre en s'enrichissant sur le corps d'autrui, esclaves ou pas. Chassant ces idées qui laissaient trop percer de faiblesse à son goût, elle se mit bien vite à chercher du regard la directrice de l'établissement, ignorant le spectacle qui se déroulait à quelques pas. Mais alors qu'elle venait de repérer une maîtresse femme, derrière le comptoir, qui correspondait à la description qu'on lui avait faite, un homme au teint sombre la bouscula en se frayant un chemin vers la sortie.
Arrachée à son examen visuel, elle réalisa que plusieurs de ses voisins la regardaient avec intérêt, l'œil torve fixé sur ses jambes gainées de cuir que son manteau, déplacé par la bousculade, ne dissimulait plus. Elle ramena rapidement le pan de sa pèlerine à sa place puis se dirigea vers le comptoir, bien décidée à observe de plus près la patronne avant de l'aborder. Elle fut cette fois détournée de son objectif par une voix angélique qui réduisit en un instant la pièce au silence.

HRP:

Se retournant vers la scène où la jeune femme avait commencé à chanter et danser, calmant les hurlements excités de la foule, elle croisa fugitivement le regard de la jeune esclave. Captivée par l'intensité des sentiments complexes qu'elle avait entrevus dans cette simple œillade, elle ne s'aperçut pas tout de suite de l'attention qu'on lui portait. Lorsqu'elle tourna à nouveau son regard vers le comptoir, elle vit disparaître à l'étage un pan de robe rouge et comprit qu'elle s'était trompée en pensant que la femme au comptoir était la propriétaire.
Deux orcs imposants, calmes parmi la masse de clients de toutes races qui dévorait du regard la danseuse sur scène, se dirigeaient vers elle. Avant qu'elle ait le temps de décider de quelle attitude adopter, ils arrivèrent devant elle. Le plus petit d'entre eux, si on pouvait véritablement le qualifier de petit, lui adressa la parole à mi-voix :

"Ma'me Sylvana voudrait vous parler, mam'selle. Si 'voulez bien venir..."

Comment refuser de suivre deux montagnes de muscles pareilles, au milieu d'une foule déchaînée et dans l'auberge même de leur patronne ? Ahn esquissa un petit salut et emboîta le pas au premier orc, tandis que l'autre se plaçait derrière elle. Ainsi sagement rangés en colonne, ils montèrent l'escalier à la suite de la fameuse "Dame Rouge". L'elfe, tendue plutôt qu'effrayée, réfléchissait à toute vitesse, ignorant les gémissements qui perçaient de derrière les portes du deuxième étage. Arrivée au troisième, l'orc de tête lui ouvrit une porte semblable aux autres et s'effaça avec une politesse étonnante pour la laisser entrer.

La pièce était spacieuse, pourvue d'une large table recouverte de paperasse et de livres. Le sol était recouvert d'épais tapis rouges, de divers meubles finement travaillés qui semblaient très coûteux. Quelques bibelots placés ça et là sur les meubles ou les murs témoignaient d'un certain goût de la propriétaire pour la décoration. La "Dame Rouge" se trouvait au centre de la pièce, assise à son bureau. Toute vêtue de rouge, ses cheveux laissés libres lui faisant une crinière pâle autour de la tête, elle semblait à la fois terriblement dangereuse et presque fragile. Presque.

D'une voix basse mais n'admettant aucune réplique, elle ordonna aux deux montagnes de chair :

"Sortez ! Laissez-moi m'entretenir seule avec elle."

Les orques obtempérèrent immédiatement. La femme se concentra alors sur Ahn, qui cherchait toujours à comprendre comment elle l'avait repérée, et après l'avoir examinée de la tête aux pieds comme pour la jauger, elle lança :

"Bienvenue dans mon auberge ! Mademoiselle Ahn Bothrö ! Vous souhaitez parler affaire avec moi ? Si ce n'est pas le cas, je vous demanderais de quitter très vite les lieux avant que j'appelle ma garde pour régler votre compte. Je déteste qu'on me fasse perdre du temps ! Mais, si c'est bien pour parler affaire en quoi puis-je vous être utile ?"

Dès ses premiers mots, Ahn retient de justesse un sursaut. Elle connaissait son identité ! Au fur et à mesure de la tirade de son interlocutrice, elle se sentit blêmir et rougir comme une enfant prise en faute. Comment avait-elle pu s'inviter à l'auberge en espérant passer incognito alors qu'elle avait prévenu plusieurs contacts qu'elle souhaitait s'entretenir avec la Dame Rouge ? Elle se reprit très rapidement et répondit :

"Merci de votre accueil. Très musclé", songea-t-elle sans oser le préciser à haute voix. "Je suis heureuse de constater que votre réputation n'est pas usurpée et que votre réseau fonctionne assez bien pour vous permettre de connaître mon nom comme je connais le vôtre."

Elle s'interrompit un instant, choisissant ses mots avec soin tout en conservant une attitude sûre d'elle :

"Il est vrai que ma venue ce soir a un rapport avec les affaires. Peut-être, à moins que votre temps soit réellement compté, pourrions-nous nous asseoir pour en discuter ?"

Elle espérait par ce minuscule contretemps adapter ce qu'elle avait prévu de lui dire à la nouvelle situation, dans laquelle elle était plutôt en position de faiblesse, ce qui ne lui plaisait pas outre mesure.

Ahn s'assit, sous le regard inquisiteur de la vieille femme. Celle-ci s'enfonça dans son siège et poursuivit d'une voix grave :
"Vous vous demandez pourquoi j'ai su que vous me cherchez. J'ai des informateurs un peu de partout dans cette ville. Toutefois, vous devez savoir que les rumeurs circulent vite à Barad Dur, n'apporte qui peut savoir ce que vous faites. Il y a plein d'histoires, de légendes dans la capitale du Mordor, le seigneur des Ténèbres et pleins d'autres encore ont des yeux un peu partout au Mordor."

L'elfe blonde remua les épaules, ne sachant que répondre devant cette diatribe, et finit par lâcher laconiquement :
"Touchée"

Elle attendait de comprendre où son interlocutrice voulait en venir.
"Vous devez faire attention. Les gens parlent encore et encore..."

Le cerveau d'Ahn se déconnecta après les premières phrases, elle continua d'écouter d'une oreille tout en réfléchissant à sa réponse. Voilà que cette vieille femme austère et un peu ridicule dans sa parure rouge venait lui faire la morale, à elle ? Elle fut tirée de sa réflexion par le soudain silence : la Dame Rouge venait de s'arrêter. Ne sachant pas ce qu'elle venait de dire, Ahn se contenta de la regarder allumer une pipe d'émail en espérant qu'il ne s'agissait pas d'une question. Fort heureusement pour elle, son interlocutrice tira une bouffée puis reprit, avec dans la voix une nuance d'indulgence sans doute procurée par la satisfaction de la première bouffée de tabac :
"Barad Dur n’est pas le seul exemple, il y a aussi Esgorth, Minas Tirith, Pelagir et pleins d’autres encore. Soyez sur vos gardes lorsque vous vous rendez dans une de ces grandes cités."

Tandis qu'elle tirait une nouvelle fois sur sa pipe, répandant une odeur pestilentielle pour les narines sensibles d'Ahn, celle-ci commença d'une voix douce :
"Je vous remercie infiniment pour les conseils que vous me prodiguez..."

Sa remarque lui valut un petit signe de tête en remerciement. Cependant, avant qu'elle puisse enchaîner, son impressionnante vis-à-vis reprit, soufflant la fumée de sa pipe en l'air avec la dextérité que procure une longue habitude :
"L’autre femme que vous avez vu dans le comptoir, c’est Annabelle. Disons qu’elle est mon … « bras droit », mais aussi un membre de ma famille. C’est pour cela qu’on se ressemble. Ah oui ! Devinette ! Essayez de trouver les avantages d’avoir une sosie ?"

Ahn rangea aussitôt cette précieuse information dans sa mémoire, dans le dossier "secret utile", tout en se demandant pourquoi elle la lui révélait. Ne venait-elle pas de lui faire tout un sermon sur l'importance de mesurer chaque mot, et sur la rapidité de circulation des informations au Mordor ? Elle décida, puisque Tatiana semblait cette fois avoir fini son étrange badinage, de passer aux choses sérieuses et d'évoquer le but de sa visite. Alors qu'elle ouvrait la bouche, la vieille femme reprit, comme incapable de se taire, mais avec une voix sérieuse et presque menaçante qui gommait toute impression de légèreté :
"Mais, avant tout ! J’ai une question à vous poser. Pourquoi vous êtes venue ici ? Vous voulez vraiment vous lancer dans le « commerce de corps » ? Cela ne m'aurait pas dérangé si c'était quelqu'un d'autre, mais de la part d'une elfe... Sans entrer dans les clichés, je pensais que les elfes détestaient les plaisirs du corps et trouvaient le libertinage comme une « abomination ». Pourquoi vous êtes venue ici précisément ?

Les yeux écarquillés, Ahn allait réagir vivement, mais elle se contint et dit, d'une voix à peine plus forte que d'ordinaire :
"Nous nous sommes mal comprises. Jamais il n'a été question que... enfin mon corps n'entre en aucun cas dans une éventuel marché !" Elle avala sa salive puis reprit, d'une voix un peu badine : "Cela dit, les elfes ne détestent pas les plaisirs du corps, sachez-le..."

Un sourire se peignit sur le visage austère de la vieille femme qui lui faisait face. Contente que sa remarque lui ait plu, elle enchaîna :
"Je connaissais déjà les réseaux d'information dont vous me parliez, et si j'ai d'abord été surprise que vous connaissiez mon nom je vois que vos informateurs ne sont pas aussi performants que vous voulez bien le dire. Je viens vous proposer mes services en tant qu'informatrice, puisque c'est là mon principal talent, parce qu'il me semble que je peux tirer de notre collaboration des expériences intéressantes."

Elle hésita un instant, tant la flatterie dans ce qu'elle s'apprêtait à dire était évidente pour son esprit elfe, puis elle termina, avec le moins de fioritures et de fayotage possible :
"Vous tenez cet établissement avec fermeté et il est connu pour sa bonne gestion, aussi je pense pouvoir apprendre auprès de vous. Que ma franchise ne vous surprenne pas, j'ai coutume de toujours dire clairement ce que je pense lorsque cela ne risque pas de trop me desservir."

"Quand, je voulais parler de commerce de corps, je ne voulais pas parler de « vendre son corps », mais plutôt de se lancer dans le financement de maison de plaisirs ou d'esclave afin de pouvoir s'enrichir là-dessus."

Elle marqua une pause, tirant sur sa pipe. Ahn se morigéna intérieurement d'avoir mal compris, mais elle resta confiante. La manière dont elle avait réagi précédemment lui semblait assez franche, intelligente et prudente pour que la patronne soit intéressée par elle et lui accorde ce qu'elle demandait. Son hôte reprenait justement :

"Vous voulez être un de mes informateurs ! Laissez-moi réfléchir attentivement …"

Elle se tut à nouveau, tirant paresseusement sur sa pipe tandis que ses yeux perçants scrutaient Ahn. celle-ci se retint de se mordre les lèvres, tic qui apparaissait trop souvent à son goût lorsqu'elle était nerveuse. Après un long moment de silence, la femme reprit :

"Très bien ! J'accepte votre proposition ! Mais, à une seule condition ! Vous allez faire un test le lendemain matin. Ce test est simple, une simple mission de renseignement."

Ahn remua légèrement sur sa chaise et attendit la suite, concentrée sur les paroles de son interlocutrice :

"Nous avons une marchandise importante dans cette maison et je ne veux pas qu'elle soit abimée par des malades ou que cette dernière tente de s'échapper. Cette marchandise est très précieuse et « exotique », c'est une jeune femme d'origine d'Extrême Orient pour être plus exacte."

L'évocation d'une personne comme une marchandise restait quelque chose qui mettait l'elfe mal à l'aise, mais elle en avait vu d'autres depuis que son ambition l'avait conduite au Mordor, et elle savait qu'il fallait en passer par là pour parvenir à ses fins. Elle ne reculerait devant rien pour parvenir à ses objectifs. Elle ne broncha donc pas et laissa la femme en rouge continuer.

"Si je perds cette marchandise, je risque de perdre de nombreux profits et des clients importants. Je veux que vous la surveilliez, je veux connaître ces faits et gestes. Je veux connaître ses amis, ses alliés, ses connaissances … Bref ! Vous voyez où je veux en venir ! Si vous réussissez ce test, vous serez admis dans la maison et vous aurez en plus une belle récompense. Si vous échouez, ce sera dehors ! Et si vous osez me trahir …"

En contradiction avec la menace qui perçait dans sa voix, elle fit alors un grand sourire, le premier depuis qu'Ahn était entrée dans son bureau. Un sourire loin d'être chaleureux mais plutôt un brin carnassier, accentuant l'impression étrange que cette femme vivait de la douleur d'autrui. Elle continua :

"Si vous osez me trahir, je demanderais à une dizaine d'orques de vous violer au milieu de la place. Je sais que les elfes ne supportent pas le viol, cela doit être une mort horrible, n'est-ce pas ?"

Malgré son habitude de recevoir ce genre de menaces, Ahn ne put retenir un léger frisson qui lui descendit le long de la colonne vertébrale. Sans rien laisser paraître, elle força ses épaules tendues à se relâcher et fixa son hôte. Celle-ci lâcha un ricanement vite étouffé, puis sans casser le contact visuel qui virait au duel de regards, elle acheva :

"Mille excuses pour cette confusion. Enfin, bref ! Vous acceptez la mission ?"

L'elfe acquiesça :

"Pourriez-vous me donner davantage de détails ?"

"Ah oui ! Si vous cherchez cette jeune orientale, elle se nomme Ichia. C'est la danseuse que vous avez croisée, il y a quelques instants, elle vit dans une petite chambre située au deuxième étage, c'est le numéro 8, si vous la cherchez."

Ahn battit des paupières, comprenant que l'entretien était terminé, et dit :

"Parfait. Si vous le permettez, je commencerai ma mission dès ce soir. Il n'y a pas de raison d'attendre, et puisque je suis ici autant me mettre immédiatement à l'ouvrage. Je vais prendre une chambre chez vous, s'il y en a une de libre, cela m'évitera des aller-retours inutiles."

Elle se leva sans attendre que la Dame Rouge l'y autorise, esquissa un salut rapide et ouvrit la porte, pour se retrouver nez-à-nez avec l'un des orcs qui l'avaient amenée. Visiblement, par un moyen inconnu d'elle, il était au courant que l'entretien était terminé. Sans dire un mot, il la reconduisit dans la grande salle de l'auberge. Le capuchon de sa cape rabattu sur sa tête pour ne pas attirer l'attention, son regard se tourna aussitôt vers la scène, où la jeune orientale dansait langoureusement tandis que la horde assoiffée et lubrique poussait des hurlements approbateurs. Elle repéra une chaise libre proche de la scène et se fraya un chemin jusque-là, esquivant au passage deux ou trois monstres abrutis d'alcool et de luxure.

"Bien", songea-t-elle. "A présent, il s'agit de réussir cette fichue mission rapidement. J'aurais pu tomber plus mal, cette danseuse est intéressante, et il ne devrait pas être trop difficile d'obtenir sa confiance."

Sans pour autant délaisser ce qui l'entourait, elle focalisa son attention sur la jeune femme à la peau de pêche qui achevait sa danse en une pose soignée qui déchaîna une nouvelle vague de hurlements du public. Alors qu'elle esquissait un sourire devant ce succès, son regard croisa soudain celui de la petite orientale.

La danse d'Ichia, puisque tel était son nom, achevée, un énergumène paré de riches atours la rejoignit sur la scène et commença une enchère mettant en jeu une nuit avec la petite danseuse. Sans être étonnée le moins du monde devant les braillements des mâles en rut, Ahn amorça un mouvement de repli stratégique en voyant quelques brutes épaisses se rapprocher de la scène. Pas question que ces montagnes de chair se rabattent sur elle ! Finalement, elle se cala contre une poutre et observa avec une attention à la fois amusée, dédaigneuse et dégoûtée un capitaine uruk remporter l'enchère. Avançant avec assurance, ses muscles roulant sous la graisse et faisant tressaillir sa peau grise couturée de cicatrices, il se dirigea vers l'estrade pour récupérer son tendre butin. En observant le visage gracieux de la jolie orientale, déformé par une grimace de répugnance résignée, Ahn retint une bouffée de compassion.

"C'est quoi, ça ?", se morigéna-t-elle intérieurement. "Pas de pitié, par Morgoth ! Ou je ne pourrai jamais me faire respecter !"

Tout se passa ensuite trop vite pour qu'elle aie le temps de se décider à faire quoi que ce soit : un autre uruk s'interposa, entamant une dispute pour la possession de l'objet de toutes les convoitises. La dispute dégénéra avec l'intervention d'un grand Numénoréen noir, haineux envers les orcs qui le lui rendaient bien. Et lorsque l'esclandre fut général, plus personne ne songea à s'occuper de celle qui l'avait involontairement provoqué. Personne... sauf celle qui était chargée d'espionner ses faits et gestes : Ahn ne quitta pas l'orientale des yeux. Elle fut ainsi la seule à la voir disparaître hors de l'auberge, traînée par un orc ridiculement petit mais encore bien assez monstrueux pour la maîtriser.

"On dirait bien que ça se corse...", songea-t-elle.

En un clin d'œil, elle bondit à leur suite : sa mission commençait. Rapide et discrète comme une ombre, elle suivit l'improbable duo jusque dans une petite ruelle obscure, véritable cliché de l'endroit mal famé où il ne fait pas bon traîner sans défense. Elle entendit un bruit de lutte et devina plus qu'elle ne vit, dans la pénombre, que l'orc troussait la malheureuse danseuse. Cette fois, elle se devait d'intervenir. Tentant de se persuader que c'était le souci de la marchandise et non un simple élan d'héroïsme stupide qui la poussait, elle allait s'élancer au secours de l'orientale, lorsqu'elle vit celle-ci repousser son agresseur. Celui-ci, flasque et inanimé, s'écroula sur le pavé crasseux.

"Hmm... elle a de la ressource, on dirait", se dit Ahn en se rabattant rapidement dans une anfractuosité du mur. Elle était de plus en plus intéressée par la danseuse, et avec ou sans la mission confiée par la Dame Rouge, elle aurait sans doute continué de la suivre.
Elle attendit quelques instants, pour être sûre que sa cible ne l'avait pas repérée, puis risqua un nouveau coup d'œil dans la ruelle. A l'autre bout de celle-ci, la robe vaporeuse d'Ichia disparaissait. Elle se glissa alors à sa suite, curieuse de voir où la mènerait l'étrange demoiselle...

HRP:

Se coulant à la suite de sa proie, Ahn passa de ruelle en ruelle, traversant le quartier mal famé comme une ombre derrière la jolie orientale. Celle-ci s'arrêta bientôt, son attention attirée par ce qui ressemblait à un tas de guenilles dans un coin sombre. Il s'avéra que c'était un cadavre d'orc, que la danseuse entreprit de dépouiller sous le regard attentif de sa suiveuse.

"Elle n'est pas idiote, c'est le moins qu'on puisse dire. Avec sa robe blanche, elle ne serait pas allée bien loin...", se dit la blonde en voyant Ichia déshabiller le cadavre. Sans se soucier des mouches qui lui vrombissaient aux oreilles, la jeune fille récupéra ainsi un long manteau noir, une épée, un sac à dos, un bâton de marche et une outre de peau. Elle se drapa dans le manteau et en rabattit la capuche, cachant son port de tête gracieux et la finesse de ses traits. Puis elle s'éloigna, reprenant son périple au travers des rues mal famées de Barad-Dur. L'une suivant l'autre, Ahn et l'humaine déguisée parvinrent finalement sur une place encombrée de marchandises, d'étals et de gens qui se pressaient les uns contre les autres à chaque pas tant ils étaient nombreux. La densité de la foule n'arrêta pas la petite silhouette revêtue d'une pélerine d'orc, qui s'avança au milieu de la cohue en se faufilant. Grâce à ce manteau épais et puant, la danseuse passa sans attirer l'attention parmi les badauds. Ahn commença à se rapprocher un peu plus de sa cible, pour ne pas risquer de la perdre dans la foule qui se pressait sur la place. Veillant à ce que son propre capuchon reste bien rabattu sur sa tête, elle pénétra dans la foule en jouant des coudes, moins favorisée par sa taille que ne l'était la petite danseuse.

Elle parvint cependant à la garder en vue. Elle la surprit ainsi à voler de la nourriture sur un étal, et voyant le marchand qui s'apprêtait à faire un scandale en découvrant la disparition d'une belle pièce de viande elle lui tendit quelques pièces qui suffirent à le faire taire. Se retournant vivement, elle repéra juste à temps la petite silhouette noire qui disparaissait à nouveau dans la foule et se jeta à nouveau à sa suite. Telle un feu follet, Ichia se glissait parmi les monstrueux habitants de la cité noire avec l'aisance de l'habitude.
"Jusqu'où va-t-elle m'emmener comme ça ?" se demanda l'elfe tout en poussant sans ménagement ceux qui gênaient sa surveillance active. "J'espère qu'elle ne compte pas faire encore des kilomètres, c'est que j'ai envie de repos moi !"
Comme si elle avait entendu ce ronchonnement muet, la petite silhouette ralentit soudain son allure. Relevant les yeux, Ahn vit se dessiner à quelques pâtés de maisons de là les portes de la cité. Un pressentiment lui fit se mordre la lèvre inférieure. Elle venait de comprendre que la fuyarde avait un projet bien précis en tête, et que si ce projet n'incluait pas de clause "repos", il prévoyait en revanche une sortie rapide de l'enceinte de la ville. Réfléchissant à toute vitesse, l'espionne blonde pesa le pour et le contre.

"D'un côté, la mission confiée par l'autre folle en rouge. Enfin, la patronne quoi. Surveiller l'orientale, ne pas la lâcher d'une semelle, rapporter ses faits et gestes, ne pas me faire voir. De l'autre, la logique : si la danseuse s'échappe, Tatiana ne sera certainement pas satisfaite de l'apprendre, et je préfère éviter de la contrarier... désolée ma petite, mais le bol d'air ce sera pour une autre fois !"

Sa décision prise, Ahn pressa le pas pour parvenir à rattraper la petite ombre se faufilant parmi les ombres, avide de liberté. Arrivée derrière elle, sans plus hésiter, elle lui saisit le bras et la força à se retourner, plongeant son regard dans celui de celle qu'elle pistait depuis une bonne heure.

Sa proie se retourna brutalement, la dévisagea puis dit rapidement, d'une voix basse et pressée :

"Désolé, mais je ne retournerais pas dans cet enfer. Vous ne savez même pas ce que j’endure, vous ne savez même pas ce que cela fait d’être un vulgaire morceau de chaire pour les soldats. Je vous ai vus ! Vous étiez dégoûté, mais c’était seulement la surface de l’iceberg ce que vous avez vus. Vous faites cela pour l’argent ou pour lécher les bottes de Tatiana ? Peu importe ! Je ne retournerais pas dans cet endroit ! C’est vous ou moi !"

L'elfe se prit chacune de ces paroles en plein visage, sans broncher, bien qu'elle comprenne parfaitement la jeune révoltée et se reconnaîsse en partie dans son atittude. Tout en prononçant ces paroles, cependant, la jeune orientale tentait de se dégager, son bras toujours tenu fermement par Ahn. Alors que celle-ci allait lui répondre, elle entendit une voix grasse et profonde qui s'exclamait :

"Hé, vous ! Qu'est-ce que vous faites ?!"

Elle se tourna vers celui qui les interpellait ainsi : un soldat uruk à la peau verte et à l'intérêt malsain les observait, prêt à s'immiscer dans la bataille. Ahn chercha à toute allure une manière de se débarrasser rapidement de l'intrus, mais sa prisonnière profita de cette interruption malencontreuse pour se libérer et disparaître dans la foule. Poussant un affreux juron, l'elfe se retrouva projetée sur le gros garde libidineux et son capuchon abaissé par ce mouvement brusque révéla sa longue chevelure et son visage d'ange, jusque-là dissimulés et seulement entr'aperçus par Ichia. Elle se redressa aussitôt, échappant aux mains baladeuses du soldat vert, mais il la retint par le bras en s'exclamant d'une voix gouailleuse :

"Reste-là, chérie, ce p'tit orc n'est pas à ta hauteur ! Viens, on va s'amuser !"

S'arrachant à son étreinte d'un mouvement brusque, Ahn se précipita aux trousses de l'orientale, non sans avoir jeté au colosse vert dans un aboiement contrarié :

"C'est pas un orc, crétin, c'est Sauron !"

Laissant là l'uruk trop abasourdi pour penser à la suivre, elle tenta de retrouver la petite silhouette noire au milieu de toutes les autres, mais malgré ses sens aiguisés elle n'y parvint qu'en se hissant sur une borne à l'entrée de la place. Elle se jeta alors à ses trousses, évitant plus ou moins bien les projectiles qu'Ichia lançait en arrière au hasard dans l'espoir de la ralentir. Elle se retrouva vite à courir avec un légume à demi pourri écrasé sur le manteau et un pot de terre cuite dans la main, attrapé par réflexe alors qu'il allait lui heurter le visage. Elle finit par arriver à la suite de la danseuse en fuite sous les portes monumentales de la cité. Elle accéléra l'allure en voyant la jeune orientale sortir de Barad-Dur, toujours courant elle aussi, sa cape d'orc dissimulant sa grâce et son odeur évitant que quiconque ne décide de l'arrêter. Après l'avoir coursée encore quelques centaines de mètres, Ahn finit par la rejoindre au milieu de la plaine, et elle la saisit à nouveau brutalement par le bras. Cette fois, elle ajouta pour faire bonne mesure un balayage qui fit tomber l'esclave en fuite au sol. La saisissant sans ménagement, véritablement essoufflée comme elle ne l'était que rarement, l'elfe la plaqua au sol et dit en haletant :

"On peut dire que tu as de l'énergie, toi ! Calme-toi, je ne te veux pas de mal..."

Voyant que ces paroles ne calmaient absolument pas sa prisonnière, qui se débattait comme un beau diable, elle ajouta d'une voix plus forte et ferme :

"Je ne te ramènerai pas chez Tatiana ! Je te le promets."

Elle venait de décider que cette proie de choix serait beaucoup plus intéressante hors des griffes de la redoutable Dame Rouge, et son cerveau fonctionnait encore une fois à plein régime pour trouver les mots qui rassureraient Ichia et ceux qui l'attacheraient à elle le plus sûrement possible, en attendant qu'elle statue sur son sort.

"Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi vous m’avez suivie ? Tatiana vous offre de l’or et vous refusez. De plus, elle déteste qu’on la trahisse, elle vous enverra des assassins à vos trousses."

Ahn se mordilla la lèvre. Comment faire comprendre à la petite qu'il était dans son intérêt de la suivre ? C'est sûr qu'une envoyée de la patronne terrifiante, ça n'inspire pas une confiance démesurée à une esclave...

"Même si vous me laissez « libre », pourquoi vous le faites ?"

Hum, bonne question. Sentant la tension qui habitait toujours la jeune fille, Ahn se décida à relâcher un peu la pression de ses longs doigts sur les bras de sa prisonnière, sans pour autant la laisser se relever. Elle éluda sa question si délicate d'un simple :  

"Je... m'appelle Anthracite."

Règle n°1 quand on cohabite avec des gens très vilains et prêts à chaque instant à vous planter un couteau dans le dos : éviter au maximum qu'ils connaissent votre vrai nom. Connaître le nom de quelqu'un, c'est avoir un certain pouvoir sur lui. Repenser à l'instant où la Dame Rouge l'avait appelée par son vrai nom la renforça dans cette conviction. Bien que l'orientale n'aie pas exactement la carrure ou l'attitude d'un génie du mal, elle avait eu le réflexe de camoufler sa tenue trop voyante et s'était débrouillée comme une habituée pour y parvenir. Ce n'était pas exactement les capacités ordinaires d'une danseuse de cabaret. De toute manière, dans Barad-Dur comme partout sur les terres du mal, la prudence était de mise. Règle n°2.

"Comme tu as dû le remarquer, je te suis depuis l'auberge. C'est... Tatiana qui m'a chargée de  te surveiller, mais je te promets de ne pas te ramener à l'auberge, j'ai vu comment tu étais traitée. Je ne te veux pas de mal. Si tu me promets de ne pas fuir à nouveau, je te laisserai te relever. Je veux seulement que tu m'écoute, je pense pouvoir t'aider à fuir."

"De toute manière", pensa Ahn en son for intérieur, "je lui suis clairement supérieure à la course, et au combat rapproché également. Au milieu de cette plaine, je ne risque pas de la laisser s'échapper !"
Règle n°3 : Inspirer confiance à son entourage. Et visiblement, la douceur de son visage et ses grands yeux bleus expressifs n'allaient pas suffire avec cette satanée gamine. Ah, pourquoi le monde n'était-il pas peuplé de grandes baraques conduites par leurs hormones mâles ?
"Parce que ce serait beaucoup moins drôle...", se corrigea Ahn en commençant à se relever, sans attendre qu'Ichia ait répondu.

Elle reprit la parole tandis que sa "prisonnière" se relevait à son tour et s'exclama avec l'accent du juste :

"Tu peux me faire confiance, après tout, tu sais que les elfes ne peuvent pas supporter le commerce de la chair !"

Et elle s'administra immédiatement une énorme claque mentale.
1 - Elle venait de confirmer qu'elle était une elfe
2 - Elle venait de lui rappeler sa condition de.... d'esclave, mettant bien soigneusement les pieds dans le plat
3 - Son argument ne tenait même pas la route au vu des agissements de certains elfes pervertis !
Se passant la main derrière la nuque, elle maudit une nouvelle fois les dieux de lui avoir donné une langue aussi bavarde et aussi maladroite, puis reprenant ses esprits elle remarqua que la petite orientale semblait n'avoir pas prêté une grande attention à ses paroles. Le regard fixé sur quelque chose derrière elle, Ichia portait sur le visage un curieux mélange de peur et d'impatience. Instinctivement, Ahn se déporta sur le côté, juste à temps pour éviter la grosse paluche d'un orc qui allait s'abattre sur son épaule.

"Mince, règle n°2, la prudence !"

Sur cette pensée quelque peu décalée, l'elfe se campa sur ses jambes et ouvrit la bouche pour invectiver le nouveau venu. Sentant une présence derrière elle, elle stoppa net les paroles acerbes qui lui montaient aux lèvres et esquissa à nouveau un mouvement d'esquive...


...et se réveilla avec le crâne douloureux et trois charmants bijoux supplémentaires : un bel anneau de métal noir lui enserrait les poignets, et deux autres cliquetaient à chacune de ses chevilles, reliés par une chaîne. Captive. Encore. Les yeux écarquillés, elle examina ce qui l'entourait. Une plaine lugubre, déserte, morbide, rendue plus glauque encore par le triste croissant de lune qui régnait dans le ciel d'obsidienne. Une cape puante, seul trace de la présence d'Ichia. Et devant elle, les portes fermées de Barad Dur. Elle était seule, enchaînée mais pas morte ni a priori trop malmenée, devant les grandes protes fermées de la cité qu'elle avait considéré depuis quelques semaines comme un nouveau terrain d'expériences. Bon. Posant ses poignets enchaînés au sol, elle s'accroupit puis se remit d'aplomb sans effort, grimaçant seulement un peu de sentir le métal froid mordre la chair tendre de ses avant-bras. Elle fouilla rapidement dans sa cape et en sortit une fiole brune. Versant une goutte de son contenu sur l'acier qui la maintenait captive, elle se mordit les lèvres en le regardant se dissoudre, attendant que l'acide mortel parvienne à sa peau. Elle secoua alors ses poignets pour se débarrasser de la carcasse de métal, sans pouvoir retenir un gémissement de douleur tandis que sa peau commençait à être à son tour rongée par le produit.

Elle se pencha ensuite sur ses chevilles pour faire subir le même traitement aux cercles sombres qui les enserraient, mais se figea net en voyant le glyphe gravé sur l'un d'eux.

Magie. Crotte.

Après un instant de réflexion consternée, elle se contenta de se débarrasser de la chaîne qui reliait ses pieds et l'empêchait de faire de grands pas, sans toucher aux anneaux sombres. Rangeant la fiole de dangereux liquide, elle rajusta sa cape et partit à travers la plaine, au hasard, loin de la cité noire qui se dressait non loin. Un peu folle oui, suicidaire certainement pas. Elle tenait à sa vie, et retourner à Barad-Dur après s'être enfuie à la suite de l'esclave de la Dame Rouge ne lui apporterait que des ennuis. Fatiguée mais décidée, elle tourna ainsi le dos à une page supplémentaire de sa longue vie.
Règle n°4 : Quand le sort s'acharne contre toi, plante-le là et change de voie !