Prémices d'une nouvelle santé

Ce n’était pas exactement le grand luxe mais il faudra bien faire avec. De toute façon, il fallait bien commencer quelque part, non ? Cette maison était à l’origine une petite ferme, devenue plus tard une sorte de grand dépotoir « tenu » par le précédent propriétaire, un homme assez sale et quelque peu perturbé, qui l’avait ensuite cédé à Malek, son fils, avant son décès. Ce dernier était guérisseur, un de ceux qu’elle avait rencontré dès les premiers jours et à qui elle avait paré de ses idées et projets. Il lui avait montré cet endroit, proche des hautes murailles entourant le fort central, qui pourrait devenir une première maison de santé. A titre expérimental, pourrait-on dire, étant donné qu’il n’existait pas de grande structure de base, avec un système construit et géré, ils devaient d’abord trouver ce qui fonctionnera le mieux et surtout, ce qui sera efficace. Le premier travail était de vider cette ancienne petite ferme de ses déchets et autres ustensiles rouillées, chasser les rongeurs et les araignées, nettoyer… Voilà deux jours entiers qu’ils ne faisaient plus que cela, armés de balais, de seau, de tabliers et de foulard couvrant la bouche et le nez.

L’idée était de faire des salles du rez-de-chaussée des lieux confortables et pratiques, où recevoir les blessés pour les soigner et permettre aux malades de se reposer, en pouvant surveiller les plus gravement atteints. Les pièces à l’étage devaient servir de réserves pour les plantes, les médicaments, les fournitures, ainsi qu’une pièce où dormir, pour eux-mêmes. L’ancien cellier devra servir de salle d’eau, ils comptaient mettre un grand bac de bois, un paravent… Les voisins les plus proches regardaient l’avancée du nettoyage avec un certains scepticisme, pour le moment. La plupart ne voyaient pas pourquoi il faudrait avoir un endroit dédié à la santé plutôt que de se contenter d’appeler un des guérisseurs ici ou là, lorsque quelqu’un tombait malade. Nadalian avait bien répondu que dans certains cas, avec la durée de recherche nécessaire pour trouver le guérisseur en question, la personne malade avait parfois le temps de mourir, mais ça n’avait pas convaincu beaucoup de monde. Ce qui n’était pas si grave, pour le moment, les choses devaient avancer à leur rythme. Pour le moment, elle s’occupait plus de chasser à coup de balai le moindre rat osant s’approcher.

Une fois le gros du nettoyage terminé, Malek et elle s’attelèrent à une autre tâche, à savoir lister les besoins, en plantes, couvertures, meubles, médicaments, fournitures, ustensiles… Il fallut également lister ceux et celles pouvant potentiellement participer à la chaîne. Un exercice compliqué, pour lui comme pour elle. Ils avaient tous les deux l’habitude de préparer un sac de base, pour les soins les plus répandus, qu’ils importaient avec eux. Penser à l’essentiel pour qu’au moins trois ou quatre personnes puissent s’occuper de plusieurs patients en même temps, pas juste un à la fois, était une autre paire de manche. Surtout lorsqu’il fallait couvrir le plus large nombre de plaies ou de blessures possibles. Sans oublier les maladies. Sur ces dernières, Malek était en train de détailler celles qu’on retrouvait le plus souvent, dans ce pays, surtout chez les enfants. Bronchite et rougeole, en tête, accompagnées par bien d’autres maladies dont on ne mettait pas de nom sur la plupart. Comme pour ceux attrapant « la fièvre ». Sachant que plusieurs maladies apportaient avec elles la fièvre, Nadalian voyait, pour le moment, assez mal laquelle pouvait être la plus dangereuse, dans ces contrées.

– Chaque famille a beaucoup d’enfants ?

– Plutôt, oui. On peut en compter facilement une dizaine, dans de nombreux foyers. Mais encore trop d’enfants décèdent à l’âge tendre.

– Et leurs mères ?

– Leur nombre a un peu baissé, ces dernières années… Mais ça demeure élevé.

D’accord… Donc ils avaient quatre gros chantiers. Essayer de structurer et mettre en place un véritable système de santé. Réduire la mortalité infantile et celles des femmes en couche. Réduire autant que possible la propagation des épidémies. Mieux s’occuper des blessés et éviter les amputations. Sans oublier tous les a-côtés et la formations de guérisseurs et de soignants… Vu ainsi, la tâche semblait colossale, il y avait de quoi effrayer. Malek laissa pour le moment de côté ses feuillets et lança qu’ils devraient peut-être commencer par mettre en place un fonctionnement « de base », pour cet endroit, noter ce qui marchait et voir ensuite comment le généraliser et l’étendre. Oui, voyons déjà ça, ça sera un début. Un début très modeste, certes, mais un début tout de même. Ils terminèrent rapidement leur tasse de thé puis se remirent au travail. Malek poursuivit le ménage, Nadalian se mit en quêtes pour les plantes dont ils avaient besoin et de quoi préparer des médicaments et cataplasmes. Il leur faudra aussi s’assurer de tenir un jardin, dans la cour de la ferme, pour faire pousser l’essentiel…

La fin de la journée et les très nombreuses courbatures allant avec achevèrent de convaincre la jeune femme que recoudre des plaies était infiniment plus simple et moins épuisant que de se casser le dos dans un terrain en friche toute la journée, en plein soleil. Par bonheur, le terrain et l’ancien potager appartenant à cette ferme n’étaient pas si grands. Juste assez pour qu’ils n’aient pas tout terminé en une seule journée, en s’y mettant à deux, alors qu’ils avaient débuté tôt ce matin, dès l’aube. Ils avaient dérangé un très grand nombre d’insectes et de grosses araignées noires, en défrichant ce qui était autrefois un potager fourni, obligeant toute cette communauté grouillante à s’éparpiller où elle le put. Nadalian avait aussi retrouvé des restes de poteries et de verre brisés, amoncelé derrière une cabane dans le fond du terrain. Malek avait juste haussé les épaules et déclaré que c’était là que son père s’installait, pour boire jusqu’à s’en évanouir, quasiment tous les soirs. Ces débris n’étaient que les restes, rien de très important. Eh bien… Elle trouvait toujours aussi étonnant le détachement qu’il affichait lorsqu’il parlait des litres d’alcool ingurgités chaque jour par son père.

C’est en songeant à cette réflexion qu’elle repensa au sien, alors qu’elle se lavait dans une petite pièce, debout avec un broc d’eau et un paravent. Elle ne saura jamais ce qu’il avait pu dire ou penser de sa disparation, quoi qu’il n’était pas très dur de s’en faire une idée. Sans doute avait-il été écœuré de perdre une opportunité économique intéressante, comme le mariage n’avait pas eu lieu, en plus d’avoir vu sa fierté blessée par le manque d’obéissance de sa propre fille. Quant à sa mère, Nadalian ignorait ce qu’elle pourrait penser de cette situation. Elle avait dû suivre l’avis de son mari, comme elle l’avait toujours fait… Son cœur s’accéléra légèrement en prenant conscience que ce conformisme l’énervait de plus en plus. Elle ne voyait aucun intérêt à suivre une seule et même voie, génération après génération, tracée pour vos parents, avant même votre naissance. Sans liberté d’entreprendre, sans celle de vivre comme on l’entendait. Même si la vie à laquelle elle avait pu échapper aurait été plus simple… Elle s’y serait contenté de mener une existence morne, où aucune de ses décisions n’avait la moindre importance. Où son mari aurait dicté toute son existence, comme si elle n’était pas capable de réflexion.

Une fois habillée et coiffée, elle se rapprocha de la fenêtre, posant d’abord le regard sur le fort central puis sur le vaste village s’étendant tout autour. Si seulement elle avait pu savoir plus tôt qu’un avenir était possible, ici… Avec un soupir, elle récupéra quelques affaires puis ressortit, avant de se diriger vers le fort. Elle devait rencontrer l’un des médecins travaillant actuellement pour l’armée afin d’en savoir plus sur leurs besoins précis et surtout définir ce qu’elle pourra accomplir pour les aider. Un médecin nommé Eden, d’ailleurs… Si elle avait légèment tiqué sur le nom, elle le fit encore plus lorsqu’elle le retrouvé à quatre pattes sous une table surchargé, occupé à faire rentrer dans une cage un rat qui venait de s’en échapper. La présence d’un rongeur dans une salle dédiée à la médecine était déjà délicate à expliquer en soi, elle choisit de ne pas en plus directement attaquer sur le bazar ambiant. Le médecin sursauta tout à coup légèrement en la viyant sur le côté et se cogna légèrement la tête en se redressant, puis en sortant de là-dessus, la cage refermée serrée contre lui.

– Je lui fais tester certaines préparations, indiqua-t-il aussitôt en reposant la cage sur l’une des rares coins libres, parmi ses tables encombrées. Il m’a échappé lorsque je l’ai sorti pour l’examiner.

Elle hocha la tête, sans faire de commentaires. L’homme était un peu étrange, il faisait à la fois vieux… et jeune. Un visage sans beaucoup de rides marquées et pourtant, déjà tant de cheveux blancs qu’on ne s’apercevait à peine qu’il avait dû les avoir blonds, durant une époque. Elle nota aussi, tout en l’écoutant souhaiter la bienvenue et se présenter officiellement, qu’il avait plus la carrure d’un soldat que celle d’un médecin, en plus de posséder, lui aussi, son lot personnel de cicatrices. Plus ou moins marquées. Elle se présenta dans les formes à son tour, sans prendre la peine de cacher comment et pourquoi elle en était arrivée là. Quelle importance, que cela se sache ? Une fois cette étape passée, elle le suivit un peu plus loin, pour qu’ils aillent s’asseoir parler du travail, autour d’une boisson chaude. Afin que les affaires sérieuses puissent débuter.

Ce n’était donc pas une salle de soin, un détail qui rassura aussitôt grandement Nadalian lorsqu’elle en eut la confirmation. Eden en avait à la fois un bureau, un lieu de recherche et une salle d’expérimentation. Alors qu’il servait un thé, il lui expliqua qu’il avait débuté sa carrière sur le tard. D’abord principalement chasseur, il était devenu un temps mercenaire. C’est durant cette période de sa vie qu’il avait appris peu à peu à s’occuper des blessés et gérer les malades. Une fois sa région natale pacifiée, il avait alors rejoint les rangs plus officiels du Roi et était devenu un des médecins attitrés de l’armée. Il racontait les soucis ayant secoué sa région avec une telle légèreté… Comme si ces combats et ces guerres internes n’avaient rien de très anormal, à Dun. Il lui parla assez longuement de ces années à apprendre la médecine, son gobelet de thé en main, décrivant les erreurs comme les réussites, au fil du temps. La jeune femme estimait un peu mieux son âge, désormais, il avait dépassé les cinquante ans. Ses propos étaient très crus mais elle n’était pas d’un caractère à s’en offusquer facilement. Bien que très renfermée elle-même, elle appréciait côtoyer les personnes franches.

‒ Aujourd’hui, bien sûr, c’est assez différent, haussa-t-il légèrement les épaules. Je veux dire, à présent que le pays ne souffre plus autant de gros conflits, même s’il en reste.

‒ Qu’est-ce qui vous avait poussé à devenir mercenaire, à l’époque ?

‒ J’avais plus d’argent pour nourrir ma famille. Désormais, même ici, je peux mener une vie un peu plus ordinaire et continuer de prendre soin des miens. Les départs en campagne sont plus particuliers.

Il avala presque d’un bloc tout le contenu de son gobelet puis lui expliqua comment se passait la vie d’un médecin accompagnant les hommes en guerre. Il y avait une tente à part, pour les blessés, dans le camp de base, pour les plus longues compagnes. Ils y mettaient autant de matériel que possible, cela dit, ils étaient souvent contraint de se contenter de peu. Pour la simple et bonne raison qu’il fallait parfois lever le camp à grande vitesse, voire éviter les combats si les ennemis les attaquaient sur place. Eden ajouta d’une voix plus rauque qu’un médecin devait toujours éviter de se faire blesser, quoi qu’il arrive, car s’il était touché ou tué, qui s’occupera des autres ? Hors du camp, ils suivaient la troupe et devaient être à même de réaliser des soins dans n’importe quelle condition, fut-elle précaire. Ce qu’il décrivait n’était pas très rassurant… Elle n’avait jamais exercé à l’extérieur, à part en de rares occasions. Elle se demandait aussi si ces hommes allaient facilement accepter la présence d’une femme…

‒ Vous savez monter à cheval ? demanda-t-il tout à coup.

‒ Moi ? Heu, non…

‒ Je vous apprendrai comment faire, alors… Avant la prochaine campagne. Les soldats ne pourront pas vous prendre avec eux et vous avez besoin d’être autonome.

Elle crut déceler un soupir blasé ou agacé, lorsqu’il lança ça, mais ce fut si rapide qu’elle ne put approfondir. Et de toute façon, il poursuivait déjà. Nadalian s’efforçait de tout suivre et tout retenir du premier coup.