Le palais rouge

Dolan se laissa mener à travers les diverses strates administratives jusqu’au palais impérial sans broncher. Il profita du petit tour de ville qu’on lui fit faire pour observer la vie autour de lui. Umbar était en effet une ville foisonnante de mille mouvements, de mille odeurs et de mille couleurs. Les gens ici étaient très expressifs, s’exprimant par de grands gestes grandiloquents. Même le mendiant du coin de la rue avait dans sa démarche quelque chose de théâtral. Dolan aima l’endroit du premier coup d’œil.

*Voilà l’endroit parfait pour couler les jours heureux d’une retraite bien méritée, *pensa-t-il. *Il me suffirait de m’éclipser, d’enlever mon masque et de me fondre dans ces rues… Je pourrais être mercenaire, m’engager comme marin sur l’un de ces busses…*

Mais malgré l’envie qu’il en avait, Dolan savait qu’il ne le ferait pas. Son nouveau maître ne pardonnerait sans doute pas une telle fuite. Et lui connaissait parfaitement le visage qui se cachait sous ce masque.

Après maints détours, on présenta enfin Dolan au-devant des lourdes portes d’une grande salle dominée par un trône sur lequel siégeait l’impératrice en personne. L'ambassadeur grimaça quand il dû se séparer de Dormegil mais s’exécuta.
Dolan en avait eu le souffle coupé lorsqu'on lui avait annoncé que l'impératrice l'attendait. Lui ne s’attendait pas à rencontrer l’impératrice directement. Il aurait accepté de traiter avec n’importe lequel des sous-fifres qu’elle devait avoir à son service pour ce qui était de la diplomatie, mais non. Azûul Li était là en personne, et en grande tenue d’impératrice qui plus est. Sa longue robe beige la couvrait de haut en bas et son visage hautain était surmonté d’une riche couronne posée sur ses cheveux de feu. Elle était assise sur un grand trône ouvragé, orné de grande ailes.
Dolan la trouva belle mais glaciale malgré la chaleur du pays qu’elle gouvernait. Elle affichait un air royal –non, impérial se reprit-il. Une moue désintéressée, presque sceptique faisait ressortir ses lèvres pleines.

*Les citoyens ont dû apprendre de leur impératrice leur goût du spectacle,* songea Dolan. *Si je ne l’intéressais pas, elle ne m’aurait pas accordé audience si rapidement…*

Mais le diplomate devait avouer que cette mise en scène était efficace. Il n’était pas intimidé, non, mais il avait compris le message. L’impératrice ne comptait pas se plier en quatre pour le Mordor, loin s’en fallait. Pourtant, l’animosité entre haradrim et hommes de l’ouest devait toujours être un levier assez facile à manipuler.

Dolan s’avança donc jusqu’au pied du trône et posa un genou à terre.

-Votre majesté impériale, commença-t-il. Je suis honoré par votre présence et je vous remercie de me recevoir dans d’aussi brefs délais. Il est vrai que nos deux pays ont beaucoup de temps à rattraper.

Si j’ai fait le voyage jusqu’à vous, c’est parce que le Mordor et le Harad ont toujours été des alliés historiques. Et mon Seigneur Sauron désire ardemment que cette alliance revive. Il sait que rien ne peut résister aux forces du Mordor et du Harad réunis. Comme preuve de son amitié, il vous offre ce présent.

Dolan porta la main à sa poche et en sortit une petite statuette en or, représentant l’impératrice dans une pose conquérante.

-Vous n’êtes pas sans savoir, impératrice, que le Seigneur Sauron est un forgeron accompli. Il est capable de grandes choses quand il s’active autour des hauts-fourneaux. Il a forgé cette statuette et me l’a remise, me priant de vous l’offrir en son nom. Vous remarquerez la finesse des détails qu’il a été capable d’y apporter alors qu’il n’a jamais posé les yeux sur vous. Car oui, mon maître est également un magicien, un grand magicien. Et il entend partager ses dons avec qui le soutiendra.

Dolan jeta un coup d’œil aux gardes qui flanquaient toujours l’impératrice, ainsi qu’à ceux encadrant la porte.

-Puis-je ? demanda-t-il en faisant mine de se lever pour apporter son présent à l’impératrice.

Dolan ne put retenir un sourire de satisfaction derrière son masque inexpressif lorsque l’impératrice se débarrassa précipitamment de la statuette qu’il venait de lui offrir. Oui, c’était bien de la peur qui se lisait sur son beau visage. Se pouvait-il que Sauron ait réellement ensorcelé la statuette ? Dolan estima la chose possible, probable même, ça n’aurait pas été là son coup d’essai. Mais il savait le Seigneur Noir beaucoup plus malin que cela… Sauron aurait prévu la réaction de défiance d’Azûl Li à l’égard de son présent et aurait pensé à autre chose de moins évident s’il avait voulu l’envouter.
Quoiqu’il en fût, cette offrande avait changé l’impératrice. Son expression désabusée l’avait quittée pour afficher un air plus préoccupé. Voilà qui seyait plus à une entrevue diplomatique avec un envoyé de Sauron, jugea Dolan.

Et vous, qui êtes-vous ? Un diplomate au service de Sauron ?

Dolan se redressa lentement, s’efforçant de ne pas paraître plus menaçant qu’il n’était nécessaire. Il sentait en effet les sentinelles sur leurs gardes, prêts à se jeter sur lui au premier doigt qu’il poserait sur leur impératrice.

-Veuillez m’excuser votre altesse, je manque à tous mes devoirs. J’ai très probablement été trop ébloui par votre grâce.

Dolan marqua une pause. Voilà qui sonnait beaucoup comme du Beldorn d'Arnor, ce charmeur invétéré. Il fallait qu'il sorte de cette peau pour se glisser dans celle plus rigide de Lord Nalod.

Mon nom est Lord Nalod, reprit-il. Et je suis effectivement un diplomate au service du Seigneur Sauron. J’ai l’honneur d’avoir été récemment nommé ambassadeur du Mordor. Et je ne vous cache pas qu’il s’agit là de ma toute première mission en ce titre. J’espère que vous excuserez donc ma maladresse.
J’espère également que vous voudrez bien me pardonner l’incorrection de me présenter devant vous masqué. A vrai dire, mon visage a tendance à mettre mes interlocuteurs plus mal à l’aise que le masque lui-même.

Comme par réflexe, Dolan porta la main à son masque et effleura le métal froid, du côté ravagé de son visage. Il prit une inspiration avant de continuer.

-Je conçois votre méfiance à l’égard du Seigneur Sauron. Pour être tout à fait honnête, j’ai moi-même eu des doutes lorsqu’il m’a proposé de me prendre à son service. Je connaissais les histoires que l’on raconte à son sujet, ...ses prétendus maléfices, ...son esprit vicieux, ...le mal incarné… Qui de sensé accepterait de travailler pour pareil employeur, je vous le demande ? La réponse est simple en réalité. Il est celui qui paye le mieux. Qui récompense le mieux ceux qui le servent loyalement. Et en travaillant auprès de lui, j’ai vite compris que la majorité des histoires à dormir debout que l’on entend au sujet du Seigneur Sauron sont autant de mensonges semés par ses ennemis. En réalité, la magie de Sauron n’a rien de maléfique. C’est notre perception qui est flouée par des millénaires de mensonges perpétrés par les valars eux-mêmes, puis par leurs fidèles. Le Seigneur Sauron utilise sa magie avec parcimonie, mais il n’en a pas peur, comme bien des incrédules.

La vérité, c’est que nos ennemis n’ont pas d’autres moyens que le mensonge pour combattre le Mordor. Car nous leur sommes supérieurs en tout. Nous n’avons pas peur de la technologie, de la nouveauté. Nous plions les éléments à notre volonté plutôt que de subir leur diktat. Les occidentaux sont emprisonnés par des dogmes imposés par leurs valars, qui les empêchent de progresser. Car les valars veulent garder le contrôle de leurs créatures. Le Seigneur Sauron, lui, leur offre la possibilité de saisir leur liberté à pleines mains. Mais ils méprisent nos avancées technologiques qu’ils considèrent comme sorcelleries. Ils stagnent depuis des centaines d’années alors que le Mordor grandit chaque jour.

Je ne peux nier que le Seigneur Sauron a une aversion prononcée pour ces barbares donneurs de leçons. Il veut faire profiter toute la Terre du Milieu de sa vision prophétique. Et il est vrai qu'il se préoccupe peu de savoir si ses habitants en ont envie. Il sait qu’il agit pour le bien commun. Et pour avoir vu le Mordor de mes yeux, je peux vous assurer que sa volonté s’accomplira, d’une manière ou d’une autre.

Mais le rêve de Sauron peut devenir réalité plus tôt que tard s’il peut compter sur des alliés sûrs. Alliés qu’il est capable de récompenser en espèces sonnantes et trébuchantes ou bien en partageant les secrets qu’il possède et qui font la grandeur du Mordor.

Dolan se tut et se passa la langue sur les lèvres. Il avait la gorge sèche après ce long monologue. Il attendit la réaction d’Azûul Li avec impatience. Il n’avait pas prévu de se lancer dans une telle diatribe à l’égard de son pays d’origine. Mais les mots lui étaient venus naturellement. Comme s’il les avait toujours pensés tout au fond de lui. Au moins pour partie.

Dolan sentait la peur paralyser la réflexion de l’impératrice. Sans le vouloir, il appréciait ce sentiment de supériorité que cela lui donnait. Mais au fond, il savait que ce n’était pas bon pour sa mission. Comment persuader quelqu’un de s’allier avec vous s’il est terrorisé par votre simple présence ? Il fallait absolument la rassurer.
Cependant, Azûul Li, malgré sa peur, semblait disposée à continuer la conversation. Bien entendu, les enjeux pour le Harad étaient bien trop importants pour qu’elle s’arrête à cela.

Et quels sont les desseins du Mordor ? Envahir toute la Terre du Milieu ? Quelle sorte de magie peut venir à bout de tant d'hommes venant de l'Ouistrenesse, du Rohan, de tant d'elfes et d'autres peuples ?
Souhaitez-vous tuer tous les hommes pour les remplacer par des orcs ? Est-ce un visage d'orc que vous cachez derrière votre masque ?

Dolan renifla de dégoût.

-Les orcs ? Peuh ! Les orcs sont un mal nécessaire aux besoins du Seigneur Sauron. Ils sont les outils qui lui permettront d’accomplir son œuvre. Vous savez que les orcs ne se reproduisent pas. Pas au sens où nous l’entendons vous et moi. Ils sont créés par un procédé découvert jadis par Morgoth. Il a transmis ce secret à son plus fidèle disciple Sauron. Ils sont une main d’œuvre bon marché, des soldats qui ne demandent rien de mieux que tuer les ennemis du Seigneur Sauron.

L’ambassadeur retira alors ses gants noirs et les coinça dans sa ceinture. Il abaissa sa capuche, dévoilant une ample chevelure noire, parsemée çà et là de gris. Une grande mèche blanche recouvrait à présent la partie droite de son crâne. Il retroussa ensuite ses manches et exhiba ostensiblement ses bras musclés et ses mains pâles. Les mains fortes d’un homme d’épée, et surement pas les mains d’un orc.

-Je peux aller plus loin si vous insistez, impératrice. Mais j’apprécierais réellement si vous n’en faisiez rien.

*A moins que nous ne nous retrouvions vous en moi dans une situation plus intime,* se retint-il d’ajouter. Il préféra enchaîner sur la suite de son argumentation.

-Vous vous méprenez sur les intentions du Seigneur Sauron. Il n’aime pas plus les orcs que vous ou moi. Il est simplement obligé de se servir d’eux pour arriver à ses fins. C’est exactement le genre de sacrifice qu’il est prêt à faire pour remporter la victoire. Le genre de sacrifice que les hommes de l’ouest ne sont pas capables de faire, et la raison pour laquelle ils perdront la guerre.
Mais en réalité, le Seigneur Sauron se bat pour les hommes. Qu’ils soient du sud, du nord, de l’est ou de l’ouest. Il veut les arracher à l’emprise des valars qui les empêche d’accomplir les chef-d’œuvres qu’ils ont les capacités de réaliser. Et ce sont les elfes, les plus fidèles serviteurs des valars qui les emprisonnent dans cette prison de mensonges.
Il n’est donc pas question de remplacer les hommes par quoi que ce soit. Il est en revanche question de débarrasser la Terre du Milieu des elfes. Bien entendu, quelques individus pourraient éventuellement être épargnés, pour peu qu’ils renient leurs stupides valars. Mais il est évident qu’ils sont la plaie gangrenée qui dévore peu à peu ce continent. Mais il est encore temps d’éviter l’amputation du membre…

Dolan se tut pendant un instant, laissant à l’impératrice le temps d’assimiler chacune de ses paroles.

-Mais peut-être vous demandez-vous également ce que le Mordor peut vous amener, à vous impératrice Azûul Li plus spécifiquement ?
Et bien… si je ne m’abuse, votre intronisation est relativement récente, n’est-ce pas ? Il ne doit pas être aisé d’unifier un pays aussi étendu que le Harad. Votre pouvoir est fort ici à Umbar. Il l’est sans doute sur toute la côte puisque vous avez les corsaires pour vous soutenir. Mais qu’en est-il au fin fond du désert ? Que pensent les clans des éleveurs de mumakils de votre prise de pouvoir ? Le Mordor peut vous aider en cela. Vous n’avez qu’un mot à dire.

L’impératrice semblait ouverte à la discussion, nota Dolan. Bien entendu, elle serait dure en affaire, mais les négociations s’effectueraient à la marge. L’ambassadeur entrevoyait l’accord. Il était heureux de voir que sa visite débutait en aussi bons termes. Mais il fallait rester prudent. Il savait pertinemment que les êtres humains étaient régulièrement sujets à des sautes d’humeur, des changements de caps inopinés. Il avait lui-même longuement pratiqué et adoré cet exercice.

Dolan regarda l’impératrice se lever gracieusement et descendre les marches du trône jusqu’à se retrouver face à lui.

Vous avez du voyager longtemps et je n'ai préparé aucun présent pour le Mordor. La journée se termine bientôt et je peux prendre le dîner plus tôt qu'à l'heure prévue, désirez-vous vous joindre à ma table ?

-Votre invitation à dîner m'est un présent suffisant, répondit-il suavement. Vous êtes la sagesse incarnée, votre altesse. Il est en effet malavisé de prendre une décision trop rapidement. C’est avec plaisir que j’accepte d'être votre convive. Me sera-t-il permis de prendre le temps de me décrasser de mon voyage avant de m’asseoir à votre table ? Ces vêtements sont couverts de poussière. Je n’aurai pas l’indélicatesse de vous imposer ma présence ainsi affublé.

Et pour cause, Dolan ressentait depuis la moitié de l’entretien une démangeaison à l’entrejambe, ses sous-vêtements étant collés par la sueur. Il lui semblait tout à fait hors de propos de remettre en place son habit devant le regard de l’impératrice. Et le léger picotement qui l'avait à peine agacé au début devenait de moins en moins supportable.

******

Dolan prit congé de l’impératrice avec politesse et s’engagea dans les dédales du palais à la suite de la suivante. On avait mis à sa disposition une chambre des plus agréables. Elle était assez spacieuse pour que ses appartements du Mordor y rentrent murs compris. Les tapis, tapisseries et autres ornements étaient tous d’un rouge vif. Si le Mordor semblait avoir un faible assumé pour tous les dégradés de noirs existant, le Harad se complaisait apparemment dans le rouge. Dolan avisa son bagage qui avait déjà été amené ici.

-Je vous remercie mademoiselle, fit-il à l’adresse de la jeune servante. Serait-il possible de me faire couler un bain ? J’ai vraiment besoin de me délasser, le voyage a été long.

Quelques minutes plus tard, une baignoire fumante trônait au milieu de la chambre. Dolan n’avait qu’une envie : se plonger dedans et fermer les yeux. Mais quand la suivante s’éclipsa après voir esquissé une révérence, il la rattrapa.

-Attendez mademoiselle ! Il faut que je vous remercie. Comment vous nommez-vous ?

-Ni… Niradis, mon seigneur, répondit la jeune fille soudain effrayée.

Dolan lui fit un signe qu’il espérait apaisant. Il fouilla dans les multiples poches de son vêtement, jusqu’à en sortir une pièce de cuivre, frappée à l’effigie de l’Œil Unique. Il saisit doucement la main de la servante et y plaça d’autorité la pièce au creux de sa paume. Il referma les menus doigts de Niradis dessus et les couvrit de sa propre main.

-Niradis, merci. Gardez ceci précieusement et considérez cette pièce comme un porte-bonheur. Elle apportera bonheur et confort à vous et à votre famille. Cette pièce fut coulée au Mordor et elle est donc extrêmement rare. Le métal dont elle est constituée peut vous paraître bien pauvre, mais c’est l’Œil qui fait sa valeur. Ne cherchez pas à la vendre, ne cherchez pas à l’échanger, car à elle seule, elle vaut plus que n’importe quelle denrée dont vous pourriez avoir besoin. Croyez moi.

La jeune servante repartit la main crispée sur la pièce, sans se retourner. Dolan la regarda s’éloigner avec un sourire. Les pièces du Mordor étaient peu nombreuses et ne servaient même pas de monnaie d’échange à l’intérieur du pays. Mais répandre quelques-unes de ces piécettes faisait partie de sa mission au Harad. Dolan voyait assez mal ce que Sauron pourrait en tirer, mais viser en particulier les basses couches de la société haradrim, les plus faibles et les plus crédules, lui semblait une bonne idée.

L’ambassadeur se dévêtit, se délaissant même de son masque, et s’immergea entièrement dans l’eau encore chaude. Un soupir de contentement lui échappa. Il resta ainsi quelques minutes avant de se frotter énergiquement le corps avec le savon qui avait également été mis à sa disposition. Il sortit de la baignoire et s’habilla d’habits propres qu’il avait pris le soin d’emmener dans son bagage.
Il s’agissait d’un costume plus adapté aux réceptions qu’au long voyage qu’il venait d’effectuer. Un long pantalon serré à la taille par une ceinture ornée de loups s’entre-dévorant, une chemise ouverte au col, surmontée d’une veste de cuir noble. Le tout d’un noir impeccable. Il attacha ensuite ses longs cheveux en une queue de cheval.
L’ambassadeur se saisit ensuite de son masque et hésita un instant. Apparaîtrait-il de nouveau couvert au dîner de l’impératrice ? Cela lui semblait inconvenant. Il regarda son reflet dans le miroir qui pendait au mur et eut une grimace de dégoût. Une courte barbe lui mangeait la moitié du visage tandis que l’autre moitié restait imberbe. Rien ne poussait plus sur sa peau calcinée. Ses profonds yeux noirs exprimait à cette instant une profonde tristesse de voir ce visage qu’il avait autrefois tant aimé, aujourd’hui martyrisé et hideux. Devait-il apprendre à vivre avec cette nouvelle face ? Qu’était Dolan Nabrack sans son charme ?

*Les haradrims sont tous plus laids que moi,* décida-t-il finalement avec arrogance tout en s’emparant d’un rasoir à la lame effilée.

Avec d’infinies précautions, il éradiqua jusqu’au plus court des poils revêches qui ornaient sa mâchoire. Une fois sa besogne terminée, il boucla son masque à sa ceinture et sortit de la pièce. On le mena rapidement dans une grande salle à manger où plusieurs convives étaient déjà installés. Pourtant, un étrange silence y régnait. L’assemblée est au courant de ma venue, comprit Dolan, espérant ne pas couper l’appétit à ses hôtes.

On le mena directement à la droite de l’impératrice.

*Une bonne chose*, songea Dolan. *Elle aura droit à mon côté le plus amène et je réserverai ma joue carbonisée à ce corsaire.*

Dolan s’inclina devant Azûul Li et se présenta aux personnes qui se trouvaient dans son entourage immédiat. S’ils avaient obtenu ces places-là, c’était qu’il s’agissait de personnages important, ayant peut-être même l’oreille et la confiance de l’impératrice. Il fallait maintenant les convaincre eux.

Dolan s’adressa à l’assemblée :

-Bonsoir, et veuillez accepter mes excuses, je suis en retard. Je me nomme Lord Nalod et j’ai l’honneur de représenter le Mordor. Je suis ici avec pour mission de resserrer les liens antiques qui lient nos deux pays. J’ai bon espoir que l’avenir qui nous attend tous nous soit souriant. Je tiens à remercier du fond du cœur l’impératrice Azûul Li pour son accueil et son invitation. Cela ne sera pas oublié.

Dolan attendit ensuite que l’impératrice soit assise avant de prendre place sur sa chaise.

Dolan sentait tous les regards posés sur lui. D’ordinaire, il aimait cette sensation d’être au centre de l’attention. Mais d’ordinaire, ces regards étaient pleins d’admiration et de joie. Aujourd’hui, les regards se partageaient entre le scepticisme, la défiance et la peur. L’ambassadeur apprenait peu à peu à apprivoiser ces sentiments, en faire ses alliés plutôt que de les craindre.
Il savait que son visage mettrait mal à l’aise ses interlocuteurs. Mais le silence qui s’installa alors que les premiers plats furent apportés n’était absolument pas de son goût. En effet, à peine eu-t-il pris une bouchée du premier plat qu’il comprit son erreur. Sa bouche toute entière s’embrasa au point que le souvenir de la calcination de son visage refit surface dans sa mémoire. Il s’empressa de s’abreuver d’une large rasade de vin pour atténuer l’incendie, mais cela ne le soulagea que peu. En désespoir de cause, il se rabattit sur une miche de pain et s’en fourra un bon morceau dans la bouche.
Heureusement, ce fut ce moment-là que choisit l’impératrice pour prendre la parole, détournant brièvement l’attention des convives.

Je pense que des liens plus étroits avec nos voisins du Sud serait une bonne chose, n'est-ce pas ?

Elle s’adressait au vieillard qui lui faisait face, mais chacun autour de la table tendait l’oreille, et Dolan plus que tout autres. Le pauvre homme, devant une telle audience, fut bien obligé d’acquiescer à mi-voix. Il ne fallait visiblement pas compter sur lui pour lancer une conversation qui aurait pourtant soulagé toute la tablée.
En effet, Dolan commençait à trouver ce repas morose extrêmement déconcertant. Tout en récupérant péniblement de sa première bouchée, l’ambassadeur se creusait désespérément la cervelle pour trouver un sujet de conversation consensuel qui décrisperait l’assemblée. Il ne fallait pas parler immédiatement d’alliance, de conquête ou de guerre, il fallait déjà apparaître comme sympathique, et si l’impératrice semblait de mieux en mieux disposée à son égard, ce n’était pas le cas de ses conseillers. Notamment ce vieux grincheux de Kazuk Îl.

A ce qui se dit au Harad, Lord Nalod, on ne né pas au Mordor, et tout être humain serait originaire d'autre part, d'où venez vous dans ce cas ?

Dolan bénit mentalement Azûul Li de venir à son secours.

-Il serait plus juste de dire que l’on nait rarement au Mordor, votre altesse. Il existe en effet de rares exceptions et monseigneur Sauron aimerait qu'elles soient plus nombreuses. Mais je ne fais pas partie de ces exceptions.

Dolan fit une pause, s’essuyant le bout de lèvres de sa serviette avant de prendre une nouvelle gorgée de vin en levant les yeux au plafond, hésitant.

-S’il fallait vraiment me trouver une origine… ce serait le nord. Esgaroth est la ville où je suis né. Mais depuis mon plus jeune âge, j’ai beaucoup voyagé et je ne me suis jamais arrêté assez longtemps en un endroit pour pouvoir l’appeler ma demeure. Avant d’arriver au Mordor, bien entendu. Je crois que j’ai trouvé le bout de ma route à cet endroit-là. Mais voyez, je suis tellement amoureux des voyages que même à présent, j’ai choisi un emploi qui me permet de continuer à voyager. Je suis certain que vous comprenez cela. Existe-t-il quelque chose de plus exaltant que de sentir le vent fouetter notre visage ? De voir l’horizon toujours s’éloigner un peu plus ? De s’endormir le soir avec pour seul plafond la voute étoilée ? Et quel plaisir de voir que chaque journée passée recèle plus de découvertes que la précédente !

Au fur et à mesure qu’il déclamait sa véritable passion, Dolan s’animait, accompagnant ses mots de grands gestes enflammés. Son visage aussi changeait, s’éclairant d’un sourire qui parvenait presque à faire paraître aimable son côté carbonisé.

-Mais comme je le disais, vous devez comprendre cela, votre altesse. J’ai cru comprendre que vous aviez passé beaucoup de temps à naviguer avant de vous hisser à votre place. Ne regrettez-vous pas par moment ces années-là où vous étiez libre comme l’air sur le pont de votre navire ?

Dolan termina tant bien que mal le repas, honorant chaque plat, les arrosant généreusement de vin afin d’en supporter l’assaisonnement. Pendant un bref instant, il se demanda si c’était là une bonne chose à faire. Au cours de son trouble passé, Dolan avait plus souvent qu’à son tour abusé de la bouteille. Mais aujourd’hui, il était un être différent. L’ivrogne qu’il avait été n’était à présent qu’un lointain souvenir. Etonnamment, c’était à un tavernier de Minas Tirith qu'il devait sa rédemption.

*Patrocle, *songea-t-il. *Si jamais un jour je marche sur la cité blanche, une armée d’orcs à mes côtés, je te promets que je demanderai -non, j'exigerai!- que l’on épargne ta vie. A ta santé !*

Le vin était doux. Son tanin peu prononcé laissait s’exprimer le fruit gorgé du soleil des plaines du sud. L’ambassadeur commençait doucement à ressentir cette légère euphorie que peut provoquer le vin à quelqu’un qui sait ne pas en abuser. Il eut un rire peu convaincu mais amical quand l’impératrice lui assura être capable demain, si elle le désirait, de remonter affronter les flots sur son navire.

Dolan s’apprêtait à prendre congé après que l’impératrice ai souhaité une bonne soirée à ses conseillers quand elle le retint. L’ambassadeur se rassit dans son siège et se laissa aller contre son dossier. Il observa avec un regard approbateur les serviteurs amener les desserts sur la table, accompagnés de digestifs.

Avec appréhension, il se saisit d’une part du même gâteau dont s’était servi Azuûl Li. A son grand soulagement, pas d’épice dans ce dessert. Le mets était même plutôt bon, la noix se mariant admirablement bien au moelleux du gâteau.
A sa grande surprise, l’impératrice reprit soudain la parole pour revenir sur sa dernière question. Elle avait finalement une idée bien tranchée sur ce qu’elle voulait et ce qu’elle était. Sur ce qu’elle n’était plus surtout. Sa détermination impressionna beaucoup l'ambassadeur et son estime pour l'impératrice s'en trouva grandement rehaussé. Même s'il ne partageait pas totalement son avis.

Dolan prit l’initiative de se saisir d’une bouteille de digestif de couleur jaune qu’il supposa être aromatisé au citron. Il remplit deux verres et en tendit un à l’impératrice. Ils trinquèrent en se regardant dans les yeux.

-Je crois que nous sommes tous toujours esclaves de quelque chose, répondit-il finalement après une gorgée du liquide à la fois fort, frais et doux. Depuis notre naissance et jusqu’à notre mort, on ne cesse d’être esclave. On l’est soit de ses passions, soit des passions de quelqu’un d’autre. Parfois même des deux. Le tout est de bien choisir le maître que l’on décide de satisfaire.

Pour ma part, quand je jette un coup d’œil sur ma vie antérieure, je ne regrette pas grand-chose. J’ai sacrifié beaucoup pour être là où je suis aujourd’hui. Vous jugez sans doute que je suis l’esclave de Sauron, mais rien n’est plus faux. Je sers Sauron par intérêt et par choix.

Dolan avait conscience de s’arranger avec la réalité à cette occasion. Oui, il servait Sauron par choix : le seul choix qu’il lui restait. Il était également conscient que l’alcool commençait à l’affecter : "Mon Seigneur Sauron" était devenu "Sauron", tout simplement.

-C’est un employeur somme toute honnête, reprit-il. Et généreux avec ceux qui lui sont fidèles. Lui a parfaitement compris la règle qui régit ce monde. Offrez à vos amis ce qu’ils désirent et ils resteront de vos amis. Plus nombreux sont vos amis et plus puissant vous serez.

Dolan marqua une pause pour terminer son verre. Il se tourna à demi vers Azuûl Li, prenant garde de ne pas trop exposer sa moitié de visage brûlée, et planta son regard dans ses yeux noirs. Il esquissa un léger sourire.

-Que désirez-vous Azuûl Li Ahäz ?